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Les derniers feux du romantisme selon Friedrich Gernsheim, par le Quatuor Diogenes

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Friedrich Gernsheim (1839-1916) : Quatuor à cordes n° 5, en la majeur, opus 83 ; Quintette à cordes à deux violoncelles, en mi bémol majeur, opus 89. Diogenes Quartett ; Alexander Hülshoff, second violoncelle dans le quintette. 1 CD CPO. Enregistré en mars 2021 (quatuor) et février 2020 (quintette) en l’Himmelfahrtskirche de Münich. Notice de présentation en allemand et anglais. Durée : 60:16

 
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Le label allemand CPO continue pas à pas son édition «  » avec ce nouveau volume de partitions chambristes destinées aux seules cordes. Y figurent deux œuvres tardives du maître, des pages souvent superbes défendues par le Quatuor Diogenes et le violoncelliste .

Il y a une petite quinzaine d'années, trois des membres du Quatuor Diogenes sous la houlette de la fratrie Kirpal sortaient de l'ombre, en première mondiale, deux des quatuors à clavier puis une intégrale de la musique pour violon et piano, opus signés d'un illustre inconnu contemporain et ami de Brahms, (1839-1916). C'était la révélation d'un nom situé dans l'amicale banlieue du maitre hanséatique, « autre » héritier de l'axe musical Mendelssohn-Schumann. C'est avec plaisir que nous retrouvons trois lustres plus tard, le même ensemble (l'altiste a changé entre temps) pour ce second volume d'une future intégrale des quatuors à cordes du même compositeur.

Gernsheim était un véritable globe-trotter, européen avant la lettre, depuis sa naissance à Worms, ses années de formation à Leipzig, son séjour de perfectionnement à Paris (où il rencontra Rossini, Gouvy, Saint-Saëns), puis les différents postes qu'il occupa avec succès à Cologne, puis à Rotterdam et enfin à Berlin. Une solide amitié le liait à Brahms, d'une part par une proximité esthétique certaine, de l'autre par l'aide matérielle à la programmation réciproque des compositions orchestrées par les deux compères : Gernsheim par exemple prépara la première exécution à Cologne du Requiem allemand de son aîné, et Brahms, fidèle en amitié, plus d'une fois recommanda en retour les œuvres ou les services de son cadet !

Les deux œuvres proposées ici sont tardives, et composées bien après la mort de Brahms, dont en quelque sorte, elles perpétuent l'art et la manière sans aucun sentiment épigonal : le cinquième quatuor de 1911, et le quintette à deux violoncelles de 1915-16. On rapprochera ces deux « chants du cygne » chambristes de ceux d'autres Nestor de la même génération tels Saint-Saëns en France ou Max Bruch en Allemagne. Gernsheim, sans vergogne, y assume pleinement l'héritage d'un siècle de romantisme austro-germanique depuis Beethoven (l'exorde du final du quintette rappelle celui du troisième quatuor Razumowski) ou Schubert (la formule du quintette ici retenue) jusqu'à Brahms – outre une citation quasi textuelle du thème liminaire du Trio à clavier opus 8 de Johannes au fil du premier temps du quintette, un sens identique de la construction motivique et polyphonique très serrée. Il y va aussi d'évidentes réminiscences stylistiques mendelssohniennes (par exemple au fil du scherzo féérique ou du final aérien du quatuor). Mais s'impose aussi une griffe originale, avec, par delà un classicisme formel, un ton assez en rupture, une science audacieuse du chromatisme ou une harmonie plus novatrice, tendant çà et là la main aux jeunes loups des nouvelles générations : le contrepoint plus massif, la patine plus sombre du quintette font parfois songer au jeune Reger, là où le quatuor, teinté de couleurs Mitteleuropa, alla Dvořák, est à rapprocher des premiers essais d'un Schoenberg (le quatuor non numéroté en ré majeur) ou Zemlinsky (l'opus 4), certes largement antérieurs. Enfin, il y a là un lyrisme effusif, une verve mélodique intarissable, et une sincérité de ton conférant à cette musique – pourtant largement postérieure aux premiers essais atonaux – une remarquable intemporalité : entre autres exemples, l'adagio du splendide quintette, d'une pudique tristesse automnale, est probablement l'émouvant et superbe tombeau musical écrit par le maître à la mémoire de sa propre fille, disparue à cette époque lors d'un tragique accident automobile.

Ces œuvres ne connurent qu'un succès d'estime et une diffusion confidentielle : le quatuor ne fut édité qu'en parties séparées (et sans « directrice » en facilitant l'étude) par Simrock, le quintette, malgré une exécution attestée en mars 1916, resta à l'état de manuscrit longtemps égaré et retrouvé seulement en 2002 ! Inutile, également, de davantage préciser l'ostracisme qui frappa le nom de , de confession juive, sous un régime totalitaire de sinistre mémoire. Les deux partitions ont heureusement bénéficié d'une récente édition critique chez Amadeus Verlag, et, a priori, sauf erreur, n'ont jamais bénéficié de diffusion d'enregistrements commerciaux jusqu'à la parution du présent CD.

CPO, infatigable explorateur des chemins de traverse du grand répertoire, a déjà largement concouru à la réhabilitation du nom de Gernsheim par de multiples publications souvent soignées (intégrale de référence des quatre symphonies, concerti pour violon, sonates pour cordes et clavier, quintettes avec piano). Après un premier volume d'une future intégrale, consacré au Quatuors à cordes n°1 et 3 , c'est un réel plaisir de retrouver dans ce répertoire, le Quatuor Diogenes, fondé voici un quart de siècle, et ainsi nommé en allégeance à Rudolph C. Bettschart, fondateur des éditions suisses homonymes. Outre une intégrale des quatuors de Schubert pour Brilliant classics, l'ensemble s'intéresse à des noms moins fréquentés du répertoire tels Humperdinck, Von Beecke, Fesca ou, un peu plus couru Max Bruch et Max Reger.

Les interprétations du présent volume sont à la fois généreuses engagées et soignées : cette version du Quatuor op.83 est d'une subtilité d'élan galbant avec charme les courbes mélodiques, avec un mélange d'élégance et d'autorité. Même le plus commun et moyennement inspiré andante sostenuto bénéficie du même soin. Tout au plus peut-on reprocher la grâce moindre, la sonorité parfois un rien gercée ou acide dans le registre suraigu et quelques minimes approximations de justesse de la part du premier violon, , par ailleurs superbe maître d'œuvre de l'ouvrage. Rejoints par le violoncelliste (déjà sollicité par CPO pour l'enregistrement de l'intégrale des trois sonates pour violoncelle et piano du même compositeur), les Diogenes livrent une superbe et automnale version du Quintette à deux violoncelles, nimbé d'une irisation boisée des cordes graves : le thème liminaire de l'Allegro initial confié à l'alto (exemplaire ) est dans doute le grand moment effusif et lyrique du disque, le sublime adagio déjà évoqué devient impalpable expression d'une indicible douleur, alors que les mouvements pairs s'affichent d'une robustesse roborative, notamment cet irrésistible finale, cravaché en sa coda incendiaire, sorte de pied-de-nez stylistique « expédié » en guise d'adieu définitif du maître à la musique de chambre.

Voilà un bien beau disque, nouvelle pierre apportée à l'édification in progress d'une passionnante intégrale des quatuors à cordes de Friedrich Gernsheim, édition qui, espérons-le n'oubliera pas le quintette à deux altos de jeunesse – opus 9 – ni le seul Trio à cordes op.74. Un jalon de plus à une véritable et anthologique contre-histoire du répertoire pour quatuor à cordes, patiemment édifiée au fil des ans par CPO, absolument unique par la redécouverte souvent attachante et parfois fondamentale d'œuvres peu ou pas connues, des origines jusqu'à nos jours. Petit bémol à cette publication : nous regrettons juste l'absence de textes de présentation en français, comme c'est à présent souvent le cas, pour ce label.

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