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Amerika de Roman Haubenstock-Ramati à Zurich ou Kafka à l’opéra

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Zurich. Opernhaus. 3-III-2024. Roman Haubenstock-Ramati (1919-1984) : Amerika, opéra sur un livret du compositeur d’après Kafka. Mise en scène : Sebastian Baumgarten ; décors et costumes : Christina Schmitt. Avec Paul Curievici (Karl Roßmann), Mojca Erdmann (Klara, Therese), Allison Cook (Brunelda), Irène Friedli (Cuisinière en chef) et Robert Pomakov, Georg Festl, Ruben Drole, Benjamin Mathis, Sebastian Zuber. Philharmonia Zürich ; direction : Gabriel Feltz.

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Après une évocation plus intime, c'est par la grande forme que l'Opéra de Zurich fait revivre cette figure singulière.

Une œuvre impossible ? Mal reçue à sa création en 1966 (au Deutsche Oper Berlin), rarement redonnée depuis, toujours pas accessible par le disque ou même la radio, l'œuvre maîtresse de s'inscrit certainement dans une série de grandes partitions scéniques qui ont fait exploser les limites du genre opéra à la même période, des Soldats de Zimmermann à Al gran sole carico d'amore de Nono, qui feraient passer les Bassarides de Henze, à la même période, pour un sommet de classicisme. Initialement prévue pour 2020, cette nouvelle production – la quatrième seulement depuis la création – se retrouve finalement créée fort opportunément pour le centième anniversaire de la mort de Kafka.

La première impression qu'on retire de cette nouvelle production zurichoise est qu'il n'y a pas de quoi avoir peur : moins radicale dans sa méfiance face à la narration que l'azione teatrale de Nono, moins explosive que Les Soldats, elle se laisse approcher sans difficulté pour peu qu'on ne s'enferme pas dans les codes de la tradition lyrique. Le laconisme du livret, souvent réduit à des phrases éparses du roman, parfois même à des mots isolés, peut être déstabilisant, mais Haubenstock-Ramati renforce ainsi de manière frappante la logique traumatique et cauchemardesque du roman de Kafka, sans en négliger l'humour. On le voit aussi dans l'écriture vocale : il utilise différentes variétés de sprechgesang, parfois grotesquement surligné, parfois plus affairé, ne recourant à un style plus classiquement lyrique que pour quelques phrases, dans le rôle du héros Karl Roßmann () et surtout dans celui de Klara () et de Brunelda (), deux des figures féminines vampirisantes comme Kafka les dépeint souvent.

Même s'il s'écarte souvent de la construction par épisodes du roman de Kafka en estompant les frontières entre les scènes, l'œuvre suit sans grands détours le parcours du jeune Karl Roßmann de son arrivée en Amérique jusqu'à sa disparition au fin fond de l'Oklahoma, en passant par un cauchemardesque grand hôtel et par le service de l'extravagante Brunelda. Les moyens employés par le compositeur sont, eux, beaucoup moins classiques : il suffit de se plonger dans la partition, avec son ambitieuse notation graphique, pour se faire une idée de la complexité du projet pour l'équipe de la production. La simple imbrication des musiciens présents dans la fosse et sur la scène avec les orchestres et chœurs enregistrés donne un peu le vertige, mais l'effet dans la salle est saisissant : la circulation du son sur scène et dans la salle tout autour du spectateur impressionne et constitue un élément de séduction certain, tout en faisant perdre au spectateur comme au héros involontaire de l'histoire ses repères spatiaux et temporels.

La mise en scène de prend grand soin de ne pas tenter de donner une unité artificielle aux images cauchemardesques de Kafka, dont Haubenstock-Ramati renforce encore les discontinuités. La première scène, celle de l'arrivée en Amérique, conserve une forme de réalisme (première photo), les scènes autour de la maison de campagne de Pollunder sont marquées par des néons alternativement blancs et rouges, qui ne font que marquer, de façon abstraite, les angles des fenêtres et de la maison (deuxième photo), tandis que le style devient beaucoup plus exubérant pour l'une des créations les plus étonnantes de Kafka, le Grand Théâtre de l'Oklahoma (troisième photo). La logique du rêve est soulignée par les noirs qui viennent brusquement mettre fin aux différentes scènes – mais cela n'aide visiblement pas la concentration de certains spectateurs. On aurait peut-être aimé un peu plus d'humour, mais Baumgarten contribue ainsi efficacement à la redécouverte de l'œuvre, avec un spectacle divertissant, varié, qui fait ressortir les grandes lignes de l'œuvre.

Le spectacle est un défi pour les solistes comme pour l'orchestre, qui rendent brillamment justice à cette partition singulière. C'est ici le travail d'équipe qui prime, et il n'y a guère de sens à donner des médailles à l'un ou à l'autre : les rôles les plus marquants, ceux tenus par et , sont tenus avec brio. L'orchestre préparé et dirigé par ne tremble pas devant les difficultés qui lui sont imposées ; l'écriture orchestrale de Haubenstock-Ramati, avec ses différentes couches enregistrées et live, avec la part importante des percussions, ne laisse que rarement tous les musiciens jouer ensemble, au profit de couleurs toujours changeantes qui laissent les voix parlées ou chantées jouer les premiers rôles : l'ensemble garde une grande clarté qui permet un remarquable premier contact avec l'œuvre. Il faut espérer que d'autres institutions, à commencer par les grands festivals de Salzbourg à Aix et à la Ruhrtriennale, s'empareront enfin de cette œuvre et la rendront accessible à tous en en produisant enfin un enregistrement.

Crédits photogtaphiques : © Herwig Prammer

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Zurich. Opernhaus. 3-III-2024. Roman Haubenstock-Ramati (1919-1984) : Amerika, opéra sur un livret du compositeur d’après Kafka. Mise en scène : Sebastian Baumgarten ; décors et costumes : Christina Schmitt. Avec Paul Curievici (Karl Roßmann), Mojca Erdmann (Klara, Therese), Allison Cook (Brunelda), Irène Friedli (Cuisinière en chef) et Robert Pomakov, Georg Festl, Ruben Drole, Benjamin Mathis, Sebastian Zuber. Philharmonia Zürich ; direction : Gabriel Feltz.

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