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Une Dame de Pique d’aujourd’hui à Lyon 

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Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840-1893) : La Dame de Pique, op. 68, opéra en trois actes et sept scènes sur un livret de Modeste Ilitch Tchaïkovski, basé sur la nouvelle éponyme d’Alexandre Pouchkine. Mise en scène : Timofeï Kouliabine. Décors : Oleg Golovko. Costumes : Vlada Pomirkovanaya. Lumières : Oskars Paulinš. Vidéo : Alexander Lobanov. Avec : Dmitry Golovnin, ténor (Hermann) ; Elena Zaremba, mezzo-soprano (La Comtesse) ; Elena Guseva, Lisa; Olga Syniakova, mezzo-soprano (Paulina/Daphnis) ; Pavel Yankovsky, baryton (Le comte Tomski/Plutus); Konstantin Shushakov, baryton (Le prince Eletski) ; Sergei Radchenko, ténor (Tchekalinski) ; Alexei Botnarcluc, basse (Sourine) ; Tigran Guiragosyan, ténor (Tchaplitski) ; Paolo Stupenengo, basse (Naroumov) ; Giulia Scopelliti, soprano (Macha/Chloé); Yannick Berne, ténor (Maître de Cérémonie). Orchestre, Choeurs (Chef de Chœur : Benedict Kearns) et Maîtrise (Chef de la Maîtrise : Nicolas Parisot) de l’Opéra de Lyon), direction musicale : Daniele Rustioni

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En invitant dans son traditionnel festival printanier le metteur en scène russe à revisiter le chef-d'œuvre de Tchaïkovski, l'Opéra de Lyon apparaît plus que jamais attaché à la conservation du répertoire ainsi qu'à son inscription dans la contemporanéité de ses spectateurs.

Rebattre les cartes, c'est l'ambition du festival 2024. Un cahier des charges parfaitement assimilé par le jeune metteur en scène de théâtre en exil, pour sa troisième mise en scène lyrique, après Le Prince Igor (2009) et un Tannhäuser (2014) interdit avant sa cinquième représentation à Novossibirsk. Sa Dame de Pique, qui n'est pas sans faire grincer quelques dents au moment des saluts, n'est pas de tout repos, débordant de sens à un point tel que chacun de ses trois actes arbore deux décors à la fois, avec deux actions spécifiques qu'il faut regarder en même temps.

Le premier tableau expose la méthode. A jardin, un bureau de directeur de théâtre (nombreuses affiches en cyrillique aux murs) confine les solistes, avec une porte s'ouvrant à cour sur une salle de spectacle : rampes de projecteurs et écran de cinéma cernent une scène sur la scène où une figuration conséquente illustre une leçon de géo-politique de la Russie : des premiers tsars jusqu'au dernier (on s'arrête à Staline), on assiste à l'élargissement territorial d'une carte rouge sang. Les premiers figurants sont des veuves pleurant leurs hommes disparus au combat tandis que des soldats en herbe font leurs premiers pas de l'oie : adieu les nurses admonestant une insouciante marmaille s'égaillant dans un jardin public de Saint-Pétersbourg par un beau jour d'été dans le scénario de Modest Tchaïkovski ! On voit aussi des ballerines armées jusqu'aux dents (kalachnikovs et ogive nucléaire pour toutes) s'adonner à une sorte de Lac des cygnes dissuasif tandis qu'Hermann est apparu de son côté en traumatisé de guerre (tics et tocs à tous les étages), et même en déclassé de la société : c'est en livreur de nourriture à domicile qu'il pénètre chez la Comtesse. Chez elle aussi le regard est sommé de naviguer entre deux décors simultanés. Le spectacle, promet beaucoup, donne beaucoup, mais nécessite un indispensable don de double-vue.

Le puriste devra accepter la présence de quelques treillis, faire le deuil d'une Lisa qui ne meurt pas mais fuit un quai de gare (au lieu du Quai de la Neva), d'une Comtesse qui ne meurt pas d'effroi mais se suicide avant qu'Hermann ne puisse la questionner. Il lui faudra surtout avaler la couleuvre d'un Joueur qui ne joue pas aux cartes, qui ne se suicide pas mais finit prostré après avoir tué à bout portant ce que sa folie lui fait prendre pour le fantôme de la Comtesse, alors que ce n'était que le Prince Eletski travesti en Vénus moscovite après l'aveu d'une bisexualité assumée publiquement. Cette interprétation audacieuse, accordée au fait que, dans la nouvelle de Pouchkine, le héros ne meurt pas (il finit à l'asile), présente l'avantage de ressusciter en creux le fantôme du compositeur, dont la vie intime dérange aujourd'hui encore jusque dans un pays natal qui l'adule : une façon finalement assez judicieuse de tacler l'homophobie toujours présente en plus d'un endroit de la planète.

On ne contestera donc pas le mérite de cette production d'inscrire dans son époque une œuvre qui parlait de la sienne. La Comtesse de Pouchkine était une célébrité de son temps (la Vénus moscovite) née en 1741, encore en vie au moment où paraissait la nouvelle intitulée La Dame de Pique. Elle mourut en 1837, à 97 ans, la même année que l'écrivain. Le programme nous apprend que celle de en est une du nôtre : Juna Davitaschvili, morte en 2015, était une cartomancienne-guérisseuse que Boris Eltsine décora pour « services rendus » dont ceux destinés aux anciens combattants. La Dame de Pique de Tchaïkovski se déroulait sous le règne de Catherine de Russie. Celle de Kouliabine se déroule sous la présidence de Vladimir Poutine qui, contrairement à la Grande Catherine dans l'opéra de Tchaïkovski, n'est pas invité à la fête de l'Acte II tandis que la vidéo rend hommage à l'âme russe dans ce qu'elle a de plus noble : Gagarine, Rostropovitch… On ne reprochera à cette mariée trop belle qu'une narration exigeante en terme de lisibilité, des scènes chorales un peu convenues, une Pastorale et une arrivée de la tsarine un peu en-dessous de l'inspiration musicale.

Après L'Enchanteresse de 2019, on imaginait bien en phase avec La Dame de Pique le geste avec lequel le bouillonnant allait s'emparer de cet opéra donné dans son intégralité, auquel le compositeur lui-même prévoyait un « brillant avenir ». L'orage du I donne une idée de l'amplitude de la démarche. On n'oubliera pas le déchaînement des timbales à la fin de certains tableaux, les délicatesses mozartiennes de la Pastorale, l'étouffante beauté du thème qui ouvre et clôt le tableau de la Neva, le soutien aux chanteurs : ceux d'un chœur haut en couleurs et d'une maîtrise très bien préparée, ceux assurant les nombreux rôles secondaires (irréprochables le Tomski de , le Tchekalinski de et le Sourine d'Alexei Bortnarcluc), comme ceux associés aux figures marquantes. On est emporté par la vaillance torrentueuse sans faille de en Hermann, la flamme d', Lisa déchirante déchirée entre Hermann et Eletski, le métier d' (très belle prononciation français sur un Grétry joliment enténébré), le mezzo très enveloppant d' en Pauline, la délicieuse Chloé de . Le Prince Eletski de révèle la grande beauté d'une ligne dont la juvénilité ne l'empêche pas de s'inscrire dans le droit fil de l'école de chant russe. Il fait figure de révélation dans cette mise en scène qui le met progressivement au devant du propos.

On ressort enfin très ému de la volonté rassembleuse de l'Opéra de Lyon, de son désir d'une distribution par-delà les différends : le temps de sept représentations, Russes, Ukrainiens et Biélorusses unissent leurs talents autour d'un immense chef-d'œuvre, dans l'espoir vibrant que soient enfin rebattues les cartes d'une actualité désespérante.

Crédits photographiques : © Jean-Louis Fernandez

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