Artistes, Auteurs, Cinéma, Entretiens

Le cinéaste Bruno Monsaingeon, lauréat ICMA 2024

Plus de détails

 
Instagram

Le cinéaste se voit doublement récompensé par les International Classical Music Awards 2024 () et par une Clef ResMusica pour son livre Filmer la musique (éditions de la Philharmonie), ouvrage embrassant sa carrière sous la forme de conversations avec Guillaume Monsaingeon, son cousin. ResMusica, représentant français au jury des depuis leur création en 2010, a souhaité rencontrer ce formidable conteur.

ResMusica : , au tout début de Filmer la musique, vous légitimez votre entreprise en disant que « si les mots achoppent sur les sons, les images les renforcent. » Cela signifie-t-il que vous filmez en musicien, vous qui êtes violoniste ?

: Je n'aurais jamais pu faire mes films sans la connaissance que j'ai des répertoires, que ce soit celui du violon, du piano, du violoncelle, du quatuor. En outre, moi-même filmant, j'ai forcément un rapport avec la partition. Il ne s'agit pas de faire un documentaire sur la musique, mais de la filmer pour elle-même. Je me trouve avec un orchestre symphonique, un quatuor, un violoniste… : comment je m'y prends, qu'est-ce que je cadre et de quelle façon, avec quelle lumière, quels mouvements, etc. ? Donc, une compétence musicale est nécessaire, et, en retour, on peut la percevoir dans le film achevé. Ainsi, lorsque j'ai filmé les Quatre Saisons avec et l'orchestre de son école, j'ai commencé par jouer avec eux, ce qui fait que j'ai pu leur donner toutes les instructions et les observer en même temps que je jouais la partie de violon solo. Après coup, je me suis assis pendant de très longues heures près de ce personnage, Menuhin, le plus sublime qu'on puisse imaginer, et ensemble nous avons été jusqu'à déterminer les coups d'archets et les démanchés, les types de vibratos, mettre en avant tel passage d'un do à un la bémol, etc., de manière que la caméra puisse vraiment accompagner la chose. Quand je regarde la plupart des autres films sur la musique, sauf ceux conçus par Karajan, je me dis qu'ils sont à côté de la plaque, car, d'une part, il n'y a pas de rapport immédiat et profond avec la partition, et, d'autre part, on ne perçoit pas d'adéquation avec le geste musical, ni au moment de son accomplissement, ni à celui de son interruption. Pour moi, l'idée d'un changement de plan a obligatoirement une signification, il doit être justifié. Il n'y a pas de hasard ni de gratuité. Ce n'est pas seulement une nouveauté dans l'orchestre, comme, par exemple, le passage du son du hautbois à la flûte, qui importe vraiment, c'est le geste lui-même, générant un début et une fin de plan. Toute transition doit être motivée par un événement harmonique ou ce genre de chose. Cette question a très longtemps été un objet de réflexion, et aujourd'hui encore, elle m'intéresse fondamentalement.

RM : Dans le même livre, vous précisez que le spectateur ne doit jamais voir le métier. Voudriez-vous entrouvrir pour nous la porte de votre atelier en présentant une technique qui vous est chère ?

BM : À mon avis, toutes les œuvres d'art qui laissent voir les ficelles ont un grave défaut, car le métier doit échapper, sauf bien sûr à l'analyste qui, après coup, travaille sur la pièce. À ce propos, la phrase qui m'a semblé cruciale, c'est celle de Debussy parlant de certaines de ses œuvres : « ça n'a pas l'air d'être écrit. » Je trouve ça formidable, fantastique. Les techniques cinématographiques sont d'une telle complexité, surtout appliquées à la musique, parce qu'on est obligé de faire des manipulations incroyables pour arriver à ce qu'on cherche, indépendamment de toute idée de documentaire ! Je crois que pour les Variations Diabelli ou les Quatuors à cordes, je n'ai pas uniquement capturé l'instant musical, mais, une fois celui-ci capté et monté, j'ai en quelque sorte peint la musique avec la caméra. Le but étant qu'on ait l'impression d'une exécution qui se déroule. Je me suis bien amusé par exemple avec le quatuor « La Jeune Fille et la Mort », interprété par le . Pas question de faire cela en concert, c'était ma condition. Le son a été enregistré, puis tout a été artificiel dans le tournage, y compris la position des musiciens, qui n'étaient pas à leur emplacement traditionnel, ce qui m'a permis de recueillir toutes les interactions entre les différents instruments. La musique de chambre, c'est d'abord un échange, des regards, des gestes, et il fallait donner ce sentiment. J'avais fait un plan de travail dans lequel il y avait les passages à quatre, d'autres à trois, à deux et d'autres un par un. J'avais tout dessiné. Et j'ai aussi bénéficié de l'extraordinaire complicité des musiciens, ce qui a été immédiat puisque nous parlions le même langage. Günther Pichler, le premier violon, m'a dit : « Moi, à 11 heures du soir, je suis en pantoufles avec bobonne. » Donc, j'ai réalisé un plan de travail dans lequel il était sûr d'être libéré à 10 heures. Mais avec les autres, je restais travailler jusqu'à 3 heures du matin facilement. Tous regardaient mes planches avec beaucoup de curiosité et d'amusement, ils étaient aux anges ! J'ai pu les attirer dans les rets de ma fabrication. Et les spectateurs ont été saisis par la force expressive du résultat. Par l'image, la musique prend encore plus de puissance. J'ai renouvelé l'expérience avec les Quatuors Arod et Debussy, et ça a très bien fonctionné. Très souvent, lorsque je fais une conférence, en France ou à l'étranger, je commence par passer le mouvement lent de « La Jeune Fille et la Mort » et demande aux spectateurs combien de caméras, selon eux, ont pu filmer ce qu'ils viennent de visionner. Les réponses varient : quinze, cinq, six caméras… Et je finis par leur dire : une seule caméra ! Et c'est ça l'idée : avec une seule caméra on peut aller chercher des choses qui demandent une construction spéciale, un éclairage particulier, un cadrage qui peut être extrêmement proche, un mouvement complètement contrôlé, etc. Et je recommence la séquence jusqu'au moment où je suis satisfait. Le travail que je fais n'a rien de télévisuel. La télévision a participé financièrement à mes réalisations, mais, paradoxalement, mon travail est aux antipodes de ce que produit la télévision, qui est faite pour la consommation de masse.

« Je ne m'adresse pas à des personnes dont la spécialité est la musique. »

RM : Quel est le plus beau compliment qu'un musicien vous ait fait sur votre travail ?

BM : Ce qui m'intéresse, ce sont les réactions du public non musicien. Je souhaite le convertir. Mais c'est qui m'a fait le compliment le plus touchant. Lors d'une discussion publique à deux à la Philharmonie de Berlin. Il m'a dit simplement : « Comment se fait-il que tes films aient une structure musicale, si bien que tout y devient cohérent ? » Je pense aussi à . Nous avons regardé à Paris le film non encore achevé que je faisais sur lui. C'était la veille de son départ pour Moscou, où il allait mourir. À la fin, il m'a dit : « C'est moi. » Stupéfiant, non ? La brièveté : deux mots. L'idée que la musique imprégnait complètement ce que j'avais essayé de faire. Ce qui est intéressant, c'est que ce ne sont pas des compliments, mais des perceptions des choses. Sinon, une remarque qui m'a rendu fou de bonheur : le lendemain d'une nuit où étaient rediffusés les deux épisodes sur la vie de – près de trois heures en tout –, je me suis rendu dans une boutique de produits chimiques où j'ai mes habitudes. Le jeune homme d'atelier en blouse grise derrière le comptoir m'a dit : « J'ai vu un truc de vous cette nuit. J'ai lu votre nom, c'était sur un musicien russe. Et j'ai été scotché. C'est con que ça passe sur Arte ! On aurait cru un taulard à la fin de sa vie qui vient raconter ses crimes. » Voilà, c'est la plus belle chose que j'aie entendue de la part d'un non musicien, la phrase qui a justifié mon existence. Je ne m'adresse pas à des personnes dont la spécialité est la musique.

RM : Qu'auriez-vous à dire de l'évolution de l'interprétation musicale ?

BM : L'interprétation est d'une importance majeure, car il n'y a pas d'autres moyens de susciter la musique. Ce qui fait qu'on a la liberté de l'interpréter. L'évolution a été de tous les temps. Une chose s'est passée assez récemment, il y a 50-60 ans, c'est un essai de retour en arrière en imaginant comment ça pouvait sonner à l'époque de la composition. J'ai des réserves par rapport à ça, surtout quant à la force expressive de la musique. Je ne sais pas si vous connaissez le mot d'Otto Klemperer, à qui l'on demandait : « Alors, pour vous, Bach sans vibrato ? » Il a répondu : « Bach sans vibrato ? Hmm… Il me semble qu'il a eu vingt enfants… Il n'aurait pas pu les avoir sans un peu de vibrato, non ? ! » Après, le mouvement baroque a beaucoup d'intérêt… pour les musiciens secondaires, c'est-à-dire pour des musiciens qui sont exclusivement de leur époque. Mais Monteverdi, Bach, Mozart, Brahms, etc., ce sont des compositeurs qui sont absolument hors du temps ; donc c'est une erreur de vouloir les réduire à ce qu'ils étaient de leur vivant. Richter disait que l'interprète n'existe pas, que c'est quelqu'un qui sait lire les notes. Mais son investissement personnel était d'une telle puissance lorsqu'il jouait qu'on ne peut y échapper.

Aujourd'hui, je constate la disparition assez curieuse de l'idée de star, sauf avec quelqu'un comme Mäkelä. Et je pense qu'il va devenir une énorme star. Il l'est déjà, d'ailleurs, il suffit de voir le nombre de jeunes qui assistent aux concerts qu'il donne. Est toujours centrale pour moi l'idée d'une expression personnelle. Les cantates de Bach avec Karl Richter et , c'est quand même beaucoup plus intéressant que par Nikolaus Harnoncourt ! Harnoncourt pour Marin Marais, c'est très bien puisque c'est un compositeur qui appartient à son temps. Le mérite du mouvement baroque, c'est la redécouverte d'œuvres totalement oubliées. À présent, on a accès à tout plein de pièces. De manière plus générale, maintenant que la chape du dogme boulezien est levée, il y a une véritable ouverture qui montre qu'il n'y a pas qu'un sens de l'Histoire. Les plus grands, Bach, Beethoven, Richard Strauss… ont écrit des œuvres qui sont ouvertes sur l'avenir ! Mon sentiment est que le projet de réduire la musique à une chronologie est une catastrophe.

RM : Pour filmer, vous partez le plus souvent de la partition. Or, récemment, vous avez réussi à construire directement votre documentaire sur un chef, en l'occurrence dirigeant L'Oiseau de feu de Stravinski. On imagine, peut-être à tort, que Pierre Boulez à la baguette pour la même pièce n'aurait jamais pu susciter la même envie chez vous… Certes, le chef finlandais est beaucoup plus cinématographique, mais diriez-vous que sa gestuelle traduit au mieux ce chef-d'œuvre ?

BM : Oui ! Mäkelä… Son enthousiasme, la boule d'énergie qu'il est, et en même temps, un homme d'une très grande gentillesse ! Lorsqu'on s'est vus pour la première fois, il m'a dit : « C'était un rêve d'adolescent pour moi de vous rencontrer un jour. » Il avait jusque-là rejeté toute proposition de film. C'est incroyable ! Il m'attendait en fait ! La captation de L'Oiseau de feu est très réussie, alors que ce n'était pas censé être une captation. J'avais très peu de moyens. On a réalisé ça à titre conservatoire. Même chose pour Le Sacre du printemps. On n'a pas fait un travail sur les partitions très détaillé. Les producteurs n'avaient pas encore donné leur aval pour financer le film…

RM : Des projets en tête ?

BM : Le film sur , qui est totalement écrit. Ce sera largement une fiction, sauf que Kleiber, lui, ne sera jamais un personnage de fiction : ce sera toujours lui. Nous avions échangé quelques lettres, mais c'est l'accès à l'importante relation épistolaire qu'il a eue avec un proche qui va me permettre de réaliser mon film.

Sinon, je m'apprête à faire quelque chose que je n'aurais jamais imaginée : un film sur un guitariste, . Un guitariste de génie. Le scénario est écrit. J'ai toujours aimé le son – les sons ! il y en a tant ! – de la guitare. Ses répertoires sont nombreux, toutefois les plus grands compositeurs n'ont pas écrit pour la guitare. Mais , si grand connaisseur de la musique et si naturel (il est parfaitement lui-même) est prodigieusement intéressant !

Crédits photographiques :  Bruno Monsaingeon Quatuor Arod tournage à la Fondation Singer-Polignac 1 © Pierre-Martin Juban et Bruno Monsaingeon musicien © Alexis Joly 

Propos recueillis le 27 mars 2024

(Visited 259 times, 1 visits today)

Plus de détails

 
Mots-clefs de cet article
Instagram
Reproduire cet article : Vous avez aimé cet article ? N’hésitez pas à le faire savoir sur votre site, votre blog, etc. ! Le site de ResMusica est protégé par la propriété intellectuelle, mais vous pouvez reproduire de courtes citations de cet article, à condition de faire un lien vers cette page. Pour toute demande de reproduction du texte, écrivez-nous en citant la source que vous voulez reproduire ainsi que le site sur lequel il sera éventuellement autorisé à être reproduit.