Le Carnaval baroque de Vincent Dumestre : obstinément
Légèreté des moyens mais inventivité maximum pour ce spectacle relu depuis 2006 par ses concepteurs, donné ce mois-ci à l'Opéra de Dijon avant celui de Versailles.
Cécile Roussat et Julien Lubeck ont attiré les regards par leur Didon et Enée de 2014, leur Flûte enchantée de 2015. Le Carnaval baroque est porté au seul crédit de Cécile Roussat, malgré la présence de Julien Lubeck en tant que collaborateur artistique, comédien et mime, et l'absence, contrairement à ce que l'on peut lire dans le programme, de Désiré Lubeck, né de la rencontre des deux artistes en 2000 à l'école de Mimodrame Marcel Marceau. La triple signature de la note d'intention fait aussi apparaître le nom de Vincent Dumestre, initiateur de ce spectacle conçu à trois vois égales.
C'est l'esprit même du Carnaval que les trois artistes entendent faire revivre le temps d'une journée du XVIIe italien. Un temps d'une dizaine de journées, d'une permissivité tous azimuts, entre furia artistique exacerbée, processions et tréteaux, et même exactions en tous genres, où, du palais à la rue, sous le masque ou la cape, le valet était autorisé une fois l'an à devenir le maître : un « monde à l'envers » en guise de soupape de temps troublés.
Un prologue processionnaire d'ombres chinoises a cappella sur un piteux rideau de scène qui se lève sur un second à l'opulence plus ostensible : ainsi commence Le Carnaval baroque dont le premier tableau montre, à jardin, sept instrumentistes du Poème Harmonique (dont Vincent Dumestre à la guitare, au théorbe et au colascione) donnant le la d'un banquet n'engendrant pas la mélancolie entre tours de passe-passe de bouteilles et de têtes comme sorties du chapeau. Après cette mise en bouche musicale sur des musiques de Francesco Manelli (Il Fàsolo : pseudo et intitulé d'un beau disque du Poème Harmonique) qui permettent aux quatre merveilleux chanteurs (Paco Garcia, Martial Pauliat, Igor Bouin, Anaïs Bertrand) de cette reprise de faire montre de leur art respectif, les choses sérieuses commencent avec une première chaconne. Le quatuor de chanteurs laisse alors la place à un octuor de bateleurs, jongleurs, acrobates, pour un second tableau forain dont la base musicale sera la basse obstinée, âme d'un spectacle où Il Fàsolo fait un peu de place à Kapsberger, Monteverdi (un Lamento della ninfa parodié en Lamento del Naso devant un trio de Polichinelles blêmes tout droit sortis de la Commedia dell'Arte). Aucun surtitre pour les parties chantées. A la trame narrative a été préférée la profusion des images. L'essentiel repose dès lors sur la mêlée des talents. La sensualité des gestes nés de la musique, à moins que ce ne soit l'inverse, fait oublier le rudimentaire des accessoires : palissades, tonneaux, planches, mât chinois, tréteaux… On n'a plus d'yeux que pour l'extrême volubilité, toutes disciplines confondues, des corps et des choses (la grâce infinie des jonglages !) en mouvement, une chose parfois déjà vue au cirque, mais plus extraordinaire ici, car stimulés, magnifiés, façon Cirque Plume, par le surlignage proprement envoûtant de la basse obstinée. Cette obstination musicale est le plus beau, le plus innovant de ce Carnaval baroque né de la musique et renvoyant sans cesse à elle.
Ostinato : c'est le titre d'un autre beau disque du Poème Harmonique. C'est à cette parution de 2012 que l'on pense au fil de ce Carnaval Baroque qui donne au final l'impression d'avoir entendu une chaconne de 90 minutes ! On sait la capacité chamanique de la basse obstinée (fondement des tubes de la période baroque : chaconne, passacaille, ground, et autre folia) à entraîner les corps dans la transe. A Dijon les fourmis montent peu à peu dans les jambes face à l'incroyable chorégraphie masculine de l'anonyme Tarentella del Gargano, autour de Paco Garcia dont le timbre alla Marco Beasley va jusqu'à ramener à la vie l'acrobate chu vertigineusement du sommet du mât au ras du sol. On n'oubliera pas non plus ce très bel Homme de Vitruve tournoyant longuement dans sa roue Cyr, avant l'ultime baroud de l'équipe artistique au grand complet.
Le finale est un feu d'artifice, à tous les sens du terme : commencé dans la brume, Le Carnaval baroque invite la neige, une pluie d'or, des geysers de feu. Les applaudissements, de plus en plus nourris au fil de la soirée, finissent par couvrir la conclusion musicale du spectacle, totalement inaudible. Une liesse, d'ordinaire plutôt l'apanage des concerts pop/rock que des salons baroques, qui vient adouber à point nommé le crescendo énergisant de ce rêve inespéré à la longévité tout à fait justifiée.










