Bertrand Rossi, élargir le spectre
Enfant du pays autant que de la balle (son père fut directeur administratif sur 40 années à… l'Opéra de Nice), Bertrand Rossi, après avoir collaboré avec les Chorégies d'Orange, l'Opéra de Rouen, le Capitole de Toulouse, et l'Opéra du Rhin (où, vingt années durant, il fut directeur général adjoint avant de tenir les rênes de la maison suite au décès prématurée de la très regrettée Eva Kleinitz), est, depuis 2019, à la tête de la maison niçoise. Pour ResMusica, il expose les fondamentaux d'une action qui ambitionne de mettre au premier plan une maison d'opéra qui n'a pas attendu sa nécessaire restauration prochaine pour proposer des saisons faisant dialoguer qualité musicale et intelligence scénique : pour preuve la nouvelle pierre blanche posée en ouverture de la saison 2025/2026 par Satyagraha mis en scène par Lucinda Childs.
ResMusica : Richard Guérin, directeur du label discographique de Philip Glass, se réjouit que, cette saison, la France, après des décennies passées à avoir regardé la musique de Glass d'assez haut, malgré les trois années que ce dernier a passées à Paris dans les années 60 (notamment auprès de Nadia Boulanger), et malgré le retentissement de son premier opéra Einstein on the beach à Avignon en 1976, est cette fois au cœur de la “Glass Story”. Comment l'Opéra de Nice, avant l'Opéra de Paris, s'est-il retrouvé en tête de pont de cette reconnaissance ?
Bertrand Rossi : Je suis un grand fan de Philip Glass. C'est Einstein on the Beach qui a allumé la mèche en 1989, quand, à l'âge de 16 ans, j'ai découvert l'enregistrement en cassette chez un vieux disquaire parisien. Cette fresque immense, avec ses cycles répétitifs et sa liberté totale, m'a captivé des nuits entières, c'était comme un voyage dans un temps suspendu, qui questionnait déjà tout ce qui m'entourait à l'adolescence.
Sur les 80 000 titres du répertoire, on joue toujours les 60 mêmes. Lorsque j'ai été nommé à Nice j'ai souhaité programmer un opéra qui n'avait jamais été donné ici : Akhnaten. Ici, dans le temple de l'opéra italien, c'était peut-être un peu gonflé, mais sans prétention et sans aucune provocation de ma part. Car s'il est bien quelqu'un qui n'aime pas provoquer, c'est moi. Je suis plutôt, me semble-t-il, un garçon discret. J'étais animé du seul désir d'élargir le spectre du répertoire du public niçois, qu'on dit plutôt conservateur, malgré le travail considérable effectué à ce sujet par Marc Adam. Philip Glass est un compositeur surprenant mais autrement accessible que Schoenberg, Stockhausen, Boulez… Il a cette capacité de fédérer. Le public niçois est assez cosmopolite avec une forte communauté étrangère, notamment américaine. Nice est, après Paris, la deuxième ville de France où il y a le plus d'Américains ! Villefranche-sur-Mer est composée à 60% d'Américains qui ont décidé de vivre en France. Je me suis donc dit que cette musique typique des États-Unis pouvait intéresser ici le plus grand nombre. J'ai choisi Akhnaten, le dernier volet de la Trilogie des Portraits, car c'est le plus simple et aussi le plus classique des trois. Pour une première approche c'était une manière d'idéal. Alors que Satyagraha, c'est beaucoup plus radical. On est encore dans le prolongement d'Einstein on the beach.
« Sur les 80 000 titres du répertoire, on joue toujours les 60 mêmes. »
RM : Et le public niçois a suivi ?
BR : Akhnaten a été un succès monstre à Nice. Les salles étaient pleines. La presse avait été assez unanime. Nous avions même reçu le Prix Forum Opéra du meilleur spectacle de l'année ! Dans les rues de Nice on parle encore d'Akhnaten ! Et aussi entre directeurs de maisons d'opéra. C'est devenu un marqueur qui m'a donné envie de renouveler l'expérience.
RM : Vous aviez déjà un autre marqueur à votre actif : alors que Paris faisait la belle endormie, vous importiez à Strasbourg, dans le cadre de Musica, un Akhnaten venu de Boston. À Nice en 2020, vous êtes plus audacieux en optant pour une nouvelle production. Avez-vous eu les coudées franches ?
BR : J'ai bénéficié, je tiens à le dire très honnêtement, d'une totale liberté de programmation. Je travaille en confiance avec les tutelles. Une confiance récompensée par des salles pleines, même pour Satyagraha.
RM : Ce fut facile de convaincre Lucinda Childs, fidèle avec Bob Wilson de la trinité Glass ?
BR : À Strasbourg, elle avait monté Farnace. Puis Doctor Atomic, que j'avais adoré. Lors de ma nomination à Nice, j'ai immédiatement pensé à Akhnaten comme carte de visite de mes projets à venir : prendre des risques, proposer au public des titres qui lui sont inconnus. Mais en disant : « Faites-moi confiance : vous allez adhérer.” Et quand j'ai pensé à Akhnaten j'ai pensé aussitôt à Lucinda Childs. Dans le train qui me conduisait de Strasbourg à Paris, je lui écrit pour lui annoncer, en même temps que la bonne nouvelle de ma nomination à Nice, le titre de ce qui allait être ma première production, concluant dans la foulée : « Et j'aimerais tellement qu'on le fasse ensemble ! ». Malgré le décalage horaire, et alors que je n'étais pas encore arrivé à Paris, elle m'avait répondu : “Un grand oui! Je le fais pour toi. Je serai ravie de faire la première mise en scène de ton premier mandat à Nice. » Et ce fut une production marquante.
RM : La barre était placée haut…
BR : Ce que devrait être aussi le cas pour Satyagraha qui me semble plus fort encore, même si plus méditatif, sans cuivres ni percussions, avec un clavier jouant quasiment sans interruption (Glass voulait que ça sonne comme un orgue de cathédrale), et dont les différents tableaux sont beaucoup plus longs que ceux d'Akhnaten, le dernier pouvant même s'apparenter à un acte wagnérien. Satyagraha est, du début à la fin, une prière. Même si je trouve cet opéra plus émouvant qu'Akhnaten, je me demandais encore, à la générale publique comment la salle, quasi pleine, allait adhérer. J'ai assisté à une sorte de crescendo : longs applaudissements à la fin du premier acte, long silence à la fin du troisième, suivis d'ovations debout. Jamais ensuite je n'ai reçu autant de messages. Et surtout : les quelques places restantes des deux dernières représentations ont été prises d'assaut, confirmant ce que l'on sait déjà, à savoir que la meilleure communication reste le bouche-à-oreille. Il s'est vraiment passé pendant cette générale quelque chose que j'ai rarement vécu.
RM : La pandémie de 2020 avait imposé quelques coupures dans Akhnaten. Avec ses 2h15, l'opéra n'était pas très long : peu ou prou, la durée des opéras sans entracte du cahier des charges de Bregenz. À Nice en 2020, on en était vraiment à un quart d'heure près ?
BR: Cette scène que j'aime beaucoup, des touristes dans les ruines de Tell-el Amarna, déjà difficile à s'inscrire dans notre scénographie, a fait les frais de la pandémie, très contraignante, comme on s'en souvient, en terme de distanciation. Et nous sommes aujourd'hui infiniment heureux de pouvoir, malgré notre calendrier bien chargé, la réintroduire dans la version de concert intégrale que Léo Warynski donnera à la Philharmonie de Paris le 25 octobre prochain.
RM : Satyagraha est plus difficile d'accès disiez-vous. Également pour les artistes ?
BR : Satyagraha est très difficile pour tous. D'abord l'orchestre : pas une seconde de repos pour les cordes qui doivent compter. Cela demande une concentration énorme d'autant que les différents tableaux sont deux fois plus longs que ceux d'Akhnaten. C'est redoutable aussi pour le chœur, qui travaille la partition depuis un an ! Une année avec des hauts, des bas, des doutes. Bien que j'aie refusé partitions et prompteurs, tous sont arrivés à tout apprendre par cœur : un travail gigantesque ! J'adore cette idée (qui était aussi celle de la commande de Rotterdam à Glass) d'une ouvre mettant en valeur les forces artistiques de la maison. Ce qui est le cas chez nous qui avons la chance d'avoir un chœur, un ballet et un orchestre. Nous avons gardé l'idée de deux entractes tellement la performance est physique pour tous, surtout dans les enchaînements d'un acte à l'autre. Cela dit, d'Akhnaten hier à Satyagraha aujourd'hui, les progrès accomplis sont significatifs. J'ai tout fait ce qui était en mon pouvoir auprès des artistes pour qu'ils prennent conscience de l'évènement de cette année Glass que Nice allait ouvrir, leur disant notamment que je ne voulais pas relire dans la presse la seule réserve exprimée par un journaliste par ailleurs enthousiasmé par notre Akhnaten: « On sent que l'orchestre n'est pas familier de cette musique. »
RM : Cinq ans après, cet Akhnaten niçois fait le voyage vers la capitale. Pourquoi avoir privé les Parisiens, qui n'ont encore jamais vu Akhnaten, de la partie scénique de la production ?
BR : Olivier Mantei me confiait son désir de faire des opéras en format scénique à la Philharmonie. Nous sommes donc partis lui et moi sur l'idée d'une version scénique d'Akhnaten. Avant d'opter, pour des raisons de commodité, pour une version semi-scénique. La version concertante a finalement été privilégiée pour des raisons budgétaires autant que de planning : la Philharmonie, dont la programmation est énorme, n'avait que deux journées disponibles, générale comprise, alors que nous aurions dû mobiliser le plateau une semaine durant !
RM : Akhnaten avant Satyagraha : ce compte à rebours dans la Trilogie des Portraits de Philip Glass, autorise-t-il l'espoir d'un nouvel Einstein on the beach, dont Genève et Bâle ont démontré, contrairement à ce qu'on pouvait entendre çà et là, que ce premier opéra de Glass pouvait survivre à l'absence de Bob Wilson ?
BR : Oui. Je souhaite vraiment programmer un Einstein à Nice. Et, je l'espère, avec la même équipe. En fait je vais vous confier un rêve : l'Opéra de Nice va devoir être fermé sur plusieurs années pour restauration. Et j'aimerais, pour sa réouverture, programmer le cycle complet de la Trilogie.
« Respecter une œuvre ce n'est pas poser des costumes traditionnels sur des chanteurs… »
RM : Vous programmez à la fois Carmen et Edgar, La Traviata et Le Villi… Allez-vous persévérer dans cette voie, résumée avec humour par Peter Sellars : “Aujourd'hui Carmen et Traviata doivent laisser la place”?
BR : Nous avons deux missions : créer des opéras du XXIe siècle et monter des opéras du répertoire dans lequel, même si tout ne mérite pas d'être remonté, dorment des pépites injustement négligées. C'est notre rôle à nous, directeurs de maisons d'opéras, de faire des recherches et d'offrir une seconde chance à ces titres. Nous avons bien sûr une mission patrimoniale, voire “musicomoniale” de faire vivre les grands titres de quatre siècles d'opéra, en nous posant la question de l'époque : comment monter une Carmen en 2025 par exemple, sans forcément la transposer dans un fast-food ou une bouche de métro ? Je reste toujours perplexe quant aux critiques formulées à l'encontre des mises en scène posant un regard nouveau sur des œuvres créées des siècles auparavant. À l'instar d'un chef ou d'un chanteur, qui interprètent une œuvre à leur manière, pourquoi un metteur en scène n'aurait-il pas le droit d'interpréter un ouvrage à sa manière ? À partir bien sûr, du moment où c'est fait intelligemment.
RM : Vous avez le souci du metteur en scène adéquat.
BR : À chaque fois, que l'œuvre soit connue ou non, nous nous posons la question de la bonne personne pour la mise en scène. L'opéra c'est aussi du théâtre. Respecter une œuvre ce n'est pas poser des costumes traditionnels sur des chanteurs qui rentrent à jardin et sortent à cour après être restés plantés à la rampe pour leur grand air. Ce n'est pas cela respecter une œuvre. Respecter l'œuvre c'est chercher en profondeur ce qu'ont voulu dire compositeur et librettiste en se renseignant sur l'histoire de l'ouvrage. Et là ça devient beaucoup plus intéressant. C'est ce que nous avons fait la saison dernière avec Juliette ou La Clef des songes. Et nous allons continuer.
RM : Comment avez-vous vécu l'an passé le peu de curiosité du public niçois pour Juliette ou La Clef des songes ? En choisissant Olivier Deloeuil et Jean-Philippe Clarac, vous aviez fait le maximum pour révéler au plus grand nombre cet opéra de Martinů. La production était magnifique…
BR : Là effectivement je n'ai pas plus réussi à convaincre le public à embarquer dans le splendide travail du Lab, qu'à embarquer dans cette aventures un co-producteur. Je suis néanmoins consolé car la production vient d'être louée par une grande salle parisienne. Philip Glass a davantage fédéré que Martinů, bien que ce dernier eût composé son opéra tandis qu'il vivait à Nice, donnée non négligeable dont la réalisation du Lab rendait aussi compte.
RM : Certains réalisateurs de cinéma disent tourner les films qu'ils auraient envie de voir. Est-ce votre cas concernant l'opéra ?
BR : Pas du tout. Ce serait trop facile et vraiment prétentieux. Je suis animé par le désir d'être le plus large possible. Il m'arrive de choisir des ouvrages qui ne sont pas forcément parmi les plus chers à mon cœur mais dont je sais qu'ils pourront s'inscrire dans le fil rouge d'une saison ou correspondre à une attente du public, au service duquel on est, il ne faut pas l'oublier. Il fut un temps, pas si lointain, où Puccini, jugé trop mélodramatique, était regardé de haut par certains directeurs. Gérard Mortier, qui a révolutionné l'opéra, et que j'adore, n'a pas programmé un seul Puccini ! Je suis très bon public et j'aime tout, du baroque à l'opéra contemporain. J'aime tous les compositeurs. Dont Philip Glass, qui est l'exception qui confirme bien sûr la règle que je viens d'énoncer : j'avais vraiment à cœur de le faire découvrir au public niçois qui ne le connaissait pas.
RM : Philip Glass a-t-il vu l'Akhnaten de l'Opéra de Nice?
BR : Non, hélas ! Déjà en 2021, il avait réduit ses déplacements. Lucinda, qui avait tenté en vain de le faire venir, lui a confié l'enregistrement, qu'il a beaucoup aimé. Je lui ai envoyé, en ce jour de première, la bande-annonce de Satyagraha confectionnée par Étienne Guiol. Il sait que ce soir se joue en France un nouveau chapitre de son histoire…











