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In memoriam Pierre Boulez au festival de Pentecôte de Baden-Baden

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Baden-Baden. Pfingstfestspiele du 31-V au 3-VI 2025
31-V. Festspielhaus. Pierre Boulez (1925-2016) : Sonate pour piano n° 1 ; Alban Berg (1885-1935) : Sonate pour piano op.1 ; Arnold Schönberg (1874-1951) : La Nuit transfigurée pour sextuor à cordes. Pierre-Laurent Aimard, piano ; solistes du SWR Symphonieorchester.
1-VI. Kurhaus. Pierre Boulez (1925-2016) : Répons ; Dimitri Vassilakis, Jean-Frédéric Neuburger, piano ; Gilles Durot, Samuel Favre, percussion ; Valeria Kafelnikov, harpe ; Aurélien Gignoux, cymbalum ; électronique Ircam, Augustin Muller ; diffusion du son (Ircam), Jérémie Henrot ; Ensemble intercontemporain, direction : Pierre Bleuse.
3-VI. Festspielhaus. Pierre Boulez (1925-2016) : Sonate pour piano n° 3 ; Arnold Schönberg (1874-1951) : Cinq pièces pour piano op. 23 ; Anton Webern (1883-1945) : Variations pour piano op. 27 ; Claude Debussy (1862-1918) : Études pour piano ; Maurice Ravel (1875-1937) : Miroirs. Pierre-Laurent Aimard, piano

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Le 26 mars 2025, le maire de Baden-Baden a inauguré la place devant le Festspielhaus de la ville ; une centaine de « petits boulez » en bronze évoquant le chef d'orchestre s'alignent désormais sur l'esplanade ! Le festival de Pentecôte, entièrement dédié au compositeur, invite pour ce premier week-end, au côté du SWR Symphonieorchester, l' et le pianiste .

La déception est de taille à l'annonce de l'annulation de la soirée d'orchestre inaugurale du SWR Symphonieorchester que son chef titulaire François-Xavier Roth, souffrant, n'a pu assurer. y devait être soliste dans le Concerto pour la main gauche de Ravel. Il se retrouve seul en scène, devant un public restreint installé sur le plateau du Festspielhaus pour un petit concert de « consolation ». Il est augmenté d'une longue allocution de l'éminent professeur de l'Université de musique de Karlsruhe Stephan Mösch, rendant hommage à l'homme et au musicien qu'il a bien connu.

joue la Sonate pour piano n°1 (1946) d'un jeune Boulez de 21 ans, une œuvre d'une dizaine de minutes conçue en deux mouvements. Elle sonne sous les doigts du pianiste avec une grande clarté mais sans sécheresse, Aimard donnant au contraire sa pleine envergure à la résonance et à l'énergie du geste qui projette les figures dans l'espace. La vitesse de la toccata du second mouvement impressionne tout comme ces arabesques quasi lyriques qui se déploient en alternance.

Aimard aurait pu choisir ensuite une pièce de Schönberg ou de Webern dont l'influence se ressent dans cette première Sonate. Mais c'est celle de Berg, l'opus 1 (1907-1908) du Viennois, qu'il a préférée. Elle est écrite sous l'œil du maître (Berg a 23 ans) qui lui avait demandé de composer un mouvement de Sonate (Sonatensatz). On ne boude pas notre plaisir de l'entendre sous les doigts de l'interprète : la conduite du discours, la fluidité du contrepoint et le sens de la forme tiennent l'écoute en alerte durant ces dix minutes de pur bonheur.

Les solistes du SWR Symphonieorchester se sont également mobilisés et donnent en sextuor, pour terminer le concert, La Nuit transfigurée (1899) d'Arnold Schönberg, l'œuvre de jeunesse la plus populaire (voire la seule) et la plus souvent jouée du Viennois, au grand dam du maître de la maturité qui aurait souhaité la même reconnaissance pour l'intégralité de son catalogue ! Elle n'en est pas moins une des partitions de musique de chambre les plus exigeantes pour les instrumentistes du sextuor. Le piano, plutôt central, n'a pas été déplacé, les six cordes s'installant à cour, dans une position et une acoustique qui ne facilitent pas la pleine écoute. Difficile, dans de telles conditions, d'évaluer la palette des dynamiques allant du pppp au fff. L'exécution réserve cependant de très beaux instants : les sonorités diaphanes du sextuor avec sourdine, les solos lumineux d'un premier violon (Jermolaj Albiker) ouvrant l'espace, et les relances gorgées de lyrisme du violoncelle de Franck-Michael Guthmann. L'engagement des interprètes est total, au service de la dramaturgie de ce poème « symphonique » et de la polyphonie dense qui le nourrit, n'accordant que peu de répit aux musiciens.

Changement de perspective

Le lendemain, l' sous la direction de son chef Pierre Bleuse officie à la Bénazetsaal du Kurhaus, jouxtant le casino de Baden-Baden. L'espace est un peu restreint pour faire entendre Répons et placer les six solistes au pourtour de la salle. Mais la technique Ircam est sur les lieux ( et ) pour façonner l'acoustique et faire entendre le chef d'œuvre boulézien dans les meilleures conditions. Il sera joué deux fois, le format de 45 minutes – la version 1984 que l'EIC a donnée à Paris en janvier 2025 – permettant la double exécution au sein du même concert, le public étant invité à se déplacer pour changer son angle d'écoute. L'idée plaisait beaucoup à Boulez qui a renouvelé plus d'une fois l'expérience lorsqu'il était à la tête de l'EIC.

Première exécution, derrière le chef vu de dos : sous son geste fougueux, l'introduction, jouée par le tutti dans une semi-pénombre, sonne avec vigueur, entre attaques éruptives et plages de résonance plus étales. La direction de Pierre Bleuse est analytique, qui montre le son (trompette et trombone claironnants) pour guider l'écoute. La lumière ne jaillit qu'avec l'entrée des solistes (section 2) et les premiers effets de l'électronique live qui décuplent l'espace de résonance. On a, de part et d'autre des rangs du public, les deux percussionnistes et dont on peut apprécier la virtuosité transcendante sur leurs claviers ; derrière nous, la harpe de , amplifiée comme ses partenaires, et au fond de l'orchestre les deux pianos ( et ) ainsi que le cymbalum (instrument hongrois dont le timbre riche en harmoniques détempère légèrement les hauteurs) qu' s'est approprié depuis qu'il joue Répons.

Deuxième exécution, derrière les cuivres et face au chef : le cymbalum est juste derrière nous, qui incite les auditeurs à se retourner pour profiter du geste du musicien lors des déferlements sonores de l'instrument. Si le jeu des deux pianistes est plus distinct, l'équilibre instauré entre les six solistes amplifiés reste le même. On bénéficie par contre de la pleine sonorité des cuivres gras de l'orchestre (tuba et trombone) au-dessus desquels passe avec une merveilleuse clarté celle des bois et des cordes dont la vue embrasse également le mouvement du geste et le vibrato (celui des violoncelles) parfois très actif. Regarder le chef, l'expression de son visage, l'anticipation du geste, participe d'une écoute plus active encore. Cette deuxième audition nous convainc pleinement, plus souple et organique, semble-t-il, que la première, en faisant se déployer librement le son avec une envergure magistrale. La lumière décroit lors de la Coda réservée aux solistes et à l'électronique en temps réel : des figures d'arpèges lancées en relai par les six instruments (incluant le glockenspiel) impriment leur trace virtuelle dans l'espace : une contemplation du son que Boulez appelait de ses vœux.

Boulézien dans l'âme

Pierre-Laurent Aimard était au piano lors de la création de Répons en 1981, ayant suivi « l'alchimie du geste premier » au côté de . Soliste de l'Intercontemporain dès l'âge de 19 ans, il profita durant 18 ans de cette « éducation ouverte et dans l'action » qu'a su lui prodiguer le maître de Répons. À Baden-Baden, pour le centenaire Boulez, il est un peu l'âme du festival, consacrant une journée de master-classes autour des œuvres du maître aux étudiants de la Hochschule für Musik de Karlsruhe (2 juin) avant son récital prévu le lendemain.

Le programme qu'il a conçu rend hommage au Boulez compositeur (Sonate pour piano n°3) et à son ascendance musicale (Schönberg, Webern et Debussy) ainsi qu'au chef d'orchestre qui a beaucoup dirigé et enregistré l'œuvre de Ravel dont on fête cette année les 150 ans de la naissance.

Les trois Études de Debussy avec lesquelles il commence (n°3 pour les Quartes, n°7 pour les Degrés chromatiques, n°10 pour les Sonorités opposées) sont pures merveilles, études de timbres, de mouvement et de résonance sous les doigts du pianiste qui soigne les éclairages (n°3), la palette des couleurs et les plans sonores (n°7), la polyphonie de timbres et la délicatesse des figures (n°10).

Dans sa nudité, le piano des Variations op. 27 d' devient presque un jeu d'enfant, avec ses symétries dans l'espace et la transparence du jeu des deux mains. Le deuxième mouvement est réglé au cordeau, prenant le La central du clavier comme axe de symétrie autour duquel Aimard fait miroiter les sonorités. Webern découpe ses figures dans l'espace dans un troisième mouvement que le pianiste aborde en souplesse, avec une parfaite neutralité de jeu.

Sonate, que me veux-tu?

Avouons-le : la Sonate n° 3 (1955/1957-58) de Boulez nous a toujours fait peur, par la complexité de sa conception et la discontinuité radicale de son écriture. Inspiré par ses lectures de Joyce et Mallarmé, Boulez travaille sur le terrain de la « forme ouverte », laissant à l'interprète des choix de parcours. Parmi les cinq mouvements (ou formants) de la sonate restée inachevée, trois seulement ont été éditées, Antiphonie (1), Trope (2) et Constellations-Miroir (3). Pierre-Laurent Aimard a choisi une des versions possibles (20′) indiquée par le compositeur, soit Constellation-miroir (3) suivi de Trope (2). Les trajectoires, à l'intérieur de chaque formant, sont également laissées au libre choix de l'interprète. Dans des tempi qui alternent, le jeu est souvent musclé, les figures éruptives, entre points et blocs, et les registres contrastés, dans une grande variété d'intensités et des sautes brusques de mouvement. Sous les doigts du pianiste, l'écriture s'incarne, Aimard lui donnant son grain et sa couleur en l'inscrivant dans un geste presque chorégraphique que peuvent suivre l'œil autant que l'oreille de l'auditeur et qui fait sens. La performance est hors norme !

Schönberg avant et après Ravel

Choisi pour débuter la seconde partie du programme, l'opus 23 d'Arnold Schönberg (Cinq Pièces pour piano), moins joué que sa Suite op. 25, fait entendre une des premières compositions dodécaphoniques du Viennois. Walzer, placé en cinquième position, déroule en effet sa série de douze notes sans discontinuer du début à la fin, tant mélodiquement qu'harmoniquement. Le jeu du pianiste est fluide, l'écriture délicatement ornée avec l'esprit viennois en référence pour inaugurer cette nouvelle ère compositionnelle.

Pierre-Laurent Aimard termine ce récital en beauté avec les Miroirs (1904-1905) de , cinq « tableaux » (dont deux seulement seront orchestrés) où le pianiste donne à entendre sa propre vision, en laissant distinctement résonner ces notes « pédales » qui polarisent l'écriture et sur lesquelles glisse une harmonie pleine de richesse et de surprises : dans les Oiseaux tristes bien évidemment mais aussi dans Noctuelles à la digitalité si légère. L'Alborada del Grazioso est saisissant, où la rigueur du tempo, la nervosité du rythme et l'envergure orchestrale du jeu font merveille. La vallée des cloches, le cinquième tableau, le plus debussyste, est une autre étude de sonorités pour l'interprète, creusant l'étrangeté et le mystère à l'aune de ces cloches qui résonnent dans le registre grave du clavier.

Pour son bis, Pierre-Laurent Aimard revient à Schönberg et ses Six petites pièces op. 19 (1911) au sein desquelles, dit-il, il entend également des cloches tinter : des miniatures dont la sixième (rajoutée) est écrite sous le coup de la mort de Mahler.

Crédit photographique : © Luc Hossepied (EIC) ; © ResMusica

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1-VI. Kurhaus. Pierre Boulez (1925-2016) : Répons ; Dimitri Vassilakis, Jean-Frédéric Neuburger, piano ; Gilles Durot, Samuel Favre, percussion ; Valeria Kafelnikov, harpe ; Aurélien Gignoux, cymbalum ; électronique Ircam, Augustin Muller ; diffusion du son (Ircam), Jérémie Henrot ; Ensemble intercontemporain, direction : Pierre Bleuse.
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