Flamboyance et variété aux 56e Nuits Musicales en Armagnac
Le festival des Nuits Musicales en Armagnac, qui en est à sa troisième génération d'organisateurs, sait conforter et rajeunir son public, en élargissant le répertoire et ses formats de spectacles. Cette 56e édition était dédiée au souvenir de la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon, décédée quelques jours avant, et qui était affectivement attachée à ce festival.

Depuis plus de quarante ans, le festival débute par un concert de l'Orchestre National du Capitole de Toulouse. Cette année, à la cathédrale de Lectoure, la phalange toulousaine était placée sous la direction du chef Elias Grandy, pour un programme classique réunissant trois œuvres assez proches dans le temps.
La musique de scène pour le drame de Gœthe Egmont glorifie l'héroïsme patriotique de ce comte flamand qui s'était soulevé contre la domination et la tyrannie espagnole. Avec fougue et précision, le chef, dont on connaît le tempérament lyrique, illustre la noirceur du propos tout en soulignant la noblesse et la grandeur d'âme des insurgés.
Le Concerto pour flûte n° 1 en sol majeur KV 313 de Mozart procède, comme l'essentiel de son œuvre pour flûte, d'une commande d'un amateur (cette fois un riche marchand néerlandais). On a parlé de l'aversion de Mozart pour cet instrument, mais il s'agit pourtant d'un chef-d'œuvre et Mélisande Daudet en donne une interprétation d'une belle finesse sous la direction attentive d'Elias Grandy, très à l'écoute de la soliste. Outre la brève cadence du premier mouvement, le sommet en est l'adagio ma non troppo au chant presque langoureux dans lequel Mélisande Daudet développe un phrasé subtil.

Le concert s'achève par la Symphonie n° 4 en si bémol majeur op. 60 de Beethoven. .Son éclat, son énergie et son souffle dansant en font une exception joyeuse, dans l'univers de Beethoven. Pour Nikolaus Harnoncourt, le compositeur avait mis toute sa science musicale dans cette symphonie, tandis que Robert Schumann la considérait comme la plus significative de toutes. Avec sa direction énergique et toute en nuance, Elias Grandy en souligne les contrastes et met en valeur des détails rarement entendus.
Une académie de haut vol
Pour la cinquième année consécutive, Les Nuits Musicales en Armagnac ont organisé une académie destinée à de jeunes chanteurs, étudiants en fin de formation et artistes débutants, afin de leur permettre d'approfondir leur art pendant une semaine avec de grands professionnels. Le thème de cette année portait sur l'opéra romantique français avec des spécialistes comme Alexandre Dratwicki, directeur du Palazzetto Bru Zane, pour la déclamation et le style, la soprano Chantal Santon-Jeffery pour la technique vocale et le metteur en scène Emmanuel Gardeil pour le jeu scénique. Les six lauréats retenus parmi quatre-vingt candidatures, les sopranos Aurore Lavardez et Svitlana Vlasiuk, les mezzo-sopranos Marion Vergez-Pasacal et Mathilde Le Petit, le ténor Jordan Moualissia et le baryton Louis-Paul Barlet ont partagé la scène du Jardin des Marronniers à Lectoure avec la mezzo-soprano Aude Extrémo.

Avec quelques tubes dont d'inévitables airs et ensembles de Carmen, l'air des bijoux du Faust de Gounod, le Duo des fleurs et le Quintette de Lakmé, le récital animé par Alexandre Dratwicki avec de nombreuses précisions et anecdotes, présente des raretés. C'est ainsi que l'on entend l'air de Rose dans La Jolie parfumeuse d'Offenbach, l'air de Perséphone dans Ariane de Massenet, l'air de Dalila « Mon cœur s'ouvre à ta voix » de Samson et Dalila de Saint-Saëns, l'air « J'ai versé le poison » de Cléopâtre de Massenet, l'air du page Urbain dans Les Huguenots de Meyerbeer ou encore un air du Roi d'Ys de Lalo. De belles voix en devenir accompagnées par le piano d'Héloise Urbain.
Aux sources du jazz
Le lendemain, la même scène du Jardin des Marronniers reçoit un trio jazz d'exception avec le crooner vedette britannique Hugh Coltman, accompagné par le guitariste Hugo Lippi et Johan Farjot, pianiste, compositeur et chef d'orchestre, devant un parterre de cinq cent personnes. Remontant aux sources du jazz et du blues, ce trio inhabituel a parcouru les bords du Mississipi pendant près de deux heures, du gospel de la Nouvelle-Orléans aux plus contemporains Sammy Mitchell, David Bowie ou Stevy Wonder. Le fil rouge est naturellement la longue lutte des noirs américains pour la reconnaissance de leurs droits. Avec beaucoup de talent, d'engagement et de sincérité, ils interprètent leurs versions très épurées d'hymnes devenus iconiques comme Precious Lord (le préféré de Martin Luther King), Brother can yo spell a diamond, qui accompagna la grande dépression de 1929, la célèbre Chanson de Mackie de l'Opéra de Quat'sous de Kurt Weil, Smile de Charlie Chaplin, que chantait Nat King Cole, ou encore Black bird de Paul Mac Cartney, sans oublier un hommage à Nina Simone.

Ce jazz très mélodique flirte souvent avec le blues et bénéficie d'un accompagnement somptueux, Hugh Coltman se fondant dans le style des compositeurs au moyen d'une voix polymorphe ne cherchant pas l'imitation. Visiblement plus que conquis, le public accorde une écoute extrêmement attentive à ces trois magnifiques musiciens.
Hændel/Rameau, un duel au sommet
Quelques jours plus tard à l'église de Terraube, le jeune ensemble Calico, formé de Jeanne Le Goff et Camille Suffran au violon, Joël Sitbon à la viole de gambe et Etienne Manchon au clavecin, accompagne la soprano Clémence Garcia dans des airs virtuoses et dramatiques de deux géants du baroque, exacts contemporains, que tout opposait. Par l'excellence de ces musiciens, formés à l'école de Toulouse, dont le pôle baroque est hélas amputé de plusieurs disciplines, et risque de disparaître, ce format intimiste composé de trois dessus (violons et voix) et d'un continuo, fait merveille. À l'air d'Aricie Temple sacré d'Hippolyte et Aricie et celui de Zina Régnez plaisirs et jeux des Indes galantes répond en miroir Credete mio dolore d'Alcina. On apprécie au plus haut point, l'agilité, la souplesse et la projection de la voix de Clémence Garcia, aux aigus vertigineux, qui se bonifie au fil des ans.

Au-delà de l'accompagnement, le continuo mené par le claviériste universel Étienne Manchon, se fait concertant avec des extraits du VIe Concert (La poule, Deux menuets, l'Enharmonique), la Gavotte en la mineur, six double de Rameau et la Sonate en trio op.5 n° 3 de Hændel, de délicieux petits bijoux.
Deux airs de la Beauté Un pensiero nemico di pace et Tu dei Ciel ministro eletto du premier oratorio du saxon terrible Il trionfo del Tempo e del Disinganno font face au premier air du motet de Rameau Quam dilecta tabernacula, pour finir avec un prenant air de tourment de Clotilde Combattuta da due venti dans Faramondo.
Conquis par ce programme original, le public ne veut plus lâcher les artistes. Enfin Philippe Estèphe, directeur artistique du festival, et présentateur du concert, rejoint sa femme pour deux duos, Caro Bella de Giulio Cesare et Forêts paisibles, qui suit la célébrissime danse des Sauvages dans les Indes galantes.
Quoi de semblable entre Hændel et Rameau, sinon une audace harmonique innovante, une force dramatique et un sens du spectacle révolutionnaire ? Plus que rivaux (il est d'ailleurs peu probable qu'ils ne se sont jamais rencontrés), les deux monstres baroques se sont ce soir fait complices.
Joyeux échos d'Amérique
Le lendemain, pour la dernière soirée lectouroise au Jardin des Marronniers, Etienne Manchon revient à son piano à la tête de l'Autre Big Band, un ensemble à vents toulousain, constitué pendant le confinement, qu'il co-dirige avec Malo Evrard et David Pautric. Les treize instrumentistes retrouvent sur scène les seize chanteurs du chœur de chambre Dulci Jubilo, également issu de l‘école de chant toulousaine et habitué des Nuits Musicales en Armagnac. Le programme intitulé « Echoes of America » fait la part belle à Leonard Bernstein, George Gershwin, Duke Ellinton, Samuel Barber, Kenny Weeler, Morgan Lewis, Eric Whitacre…Ils s'en donnent à cœur joie dans la Suite de West Side Story, arrangée ainsi que la plupart des pièces instrumentales du programme par le talentueux Etienne Manchon. Pour une fois avec micro, la soprano Lucile Rentz chante un poignant Tonight de la comédie musicale emblématique, tandis que le chœur entonne un vigoureux America, habilement mis en espace.

On a entendu un extrait, déroutant pour certains, de l'inclassable et complexe Mass de Bernstein, œuvre composite à la fois classique, pop et hippie, qui résonnait comme un cri face à la guerre du Vietnam et aux luttes sociales dans l'Amérique de la fin des années 60. Suivait l'émouvant Agnus Dei de Samuel Barber, une adaptation chorale de son célèbre Adagio pour cordes.
Créateur du Festival de l'abbaye de Beaulieu en Rouergue et fondateur du chœur Dulci Jubilo qu'il dirige avec une grande précision, jusque dans des répertoires complexes, Christopher Gibert, est à l'aise à la tête de cet ensemble augmenté dans lequel on trouve aussi Clémence Garcia et Camille Suffran, solistes de la veille au chant et au violon, restées fidèles à cet ensemble formé à leur sortie du conservatoire.
Enfin, le festival s'achève deux jours plus tard aux cloîtres de Condom avec une reprise des Noces de Figaro, dans la mise en scène d'Emmanuel Gardeil. Changement notable par rapport à la création à Agen en décembre 2024, Suzanne, qui mène le jeu, est interprétée par la soprano Maria Zopounidis, lauréate d'une précédente académie des Nuits Musicales en Armagnac. La prise de rôle est très réussie, et comme souvent au gré des représentations, le spectacle s'est bonifié.

Etienne Manchon qui tenait le piano à la création agenaise, a laissé le clavier à Émilie Véronèse, la cheffe de chant attitrée de la troupe des Chants de Garonne, laquelle a assuré l'accompagnement avec sa vigueur et sa virtuosité coutumières.
Jauges complètes, public, artistes et directeur artistique ravis: une excellente 56ème édition.









