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À la Monnaie, Macbeth Underworld de Pascal Dusapin : le rouge-sang et l’outre-noir

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Bruxelles. La Monnaie. 22-IX-2019. Pascal Dusapin (né en 1955) : Macbeth Underworld, opéra en un prologue et huit chapitres sur un livret anglais de Frédéric Boyer, d’après William Shakespeare. Co-commande de l’Opéra Comique à Paris. Mise en scène : Thomas jolly, avec la collaboration d’Alexandre Dain. Décors : Bruno De Lavenère. Eclairages : Antoine Travert. Costumes : Sylvette Dequest. Dramaturgie : Katja Krüger. Avec : Magdalena Kožená (Lady Macbeth ); Georg Nigl (Macbeth ) ; Ekaterina Likhina, Lilly Jørstad, Christel Loetzsch (three weird sisters) ; Kristinn Singmundsson (Ghost) ; Graham Clark (Porter/Hécate) ; Elyne Maillard (Child). Christian Rivet (Archiluth). Chœurs de femmes (direction : Martino Faggini et Alberto Moro). Orchestre symphonique de la Monnaie, direction : Alain Altinoglu

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Pour son dernier opéra (le troisième commandé ou créé à La Monnaie de Bruxelles), , abonné à une relecture moderne et éclairante des grands mythes générateurs du genre, et secondé cette fois par le librettiste Frédéric Boyer et par le metteur en scène , grands connaisseurs de l'univers shakespearien, a choisi la réappropriation du mythique Macbeth. Revisitée « outre-tombe », la tragédie écossaise devient à la fois conte gothique térébrant et oblique analyse des mécanismes psychiques menant au Mal absolu.

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En un court prologue récité, Hécate déesse de la nouvelle Lune et la mort interpelle le public en souvenir du couple maudit des Macbeth. En effet, celui-ci ne peut reposer en paix au royaume des Défunts et rejoue aux Enfers perpétuellement sa terrible histoire, convoqué par les Weird Sisters (les sœurs bizarres), funèbres sorcières meneuses du jeu théâtral. L'argument déployé en huit chapitres reprend dès lors la trame du drame shakespearien, mais revu de l'autre côté du miroir, sous le noir enfer d'une double temporalité : l'une, linéaire, du drame dans sa stricte chronologie, et l'autre, circulaire, des esprits perdus dans le ressassement des obsessions et des regrets. Dès les premiers accords, térébrants, surgissent un spectre  – l'ami Banquo, le roi Duncan ? – et un enfant (le fils Macduff assassiné ? le bambin du couple que Lady Macbeth a arraché de son sein ?) tels deux personnages ensanglantés, anonymes, multiples et archétypaux. À la manière d'une cérémonie chamanique, les sorcières  tirent dès lors au fil de leurs prédictions, l'écheveau de l'action théâtrale, exégèse du Macbeth shakespearien, vécue de l'intérieur, plongée intense dans les tréfonds morbides et les ressorts psycho-pathologiques du couple infernal, jusqu'à la folie et au suicide sans fin pour Lady Macbeth, et au refus de combattre contre le spectre mortifère de l'enfant pour son époux lors d'un épuisant épilogue.

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s'est inspiré non seulement de la pièce de Shakespeare mais aussi de diverses adaptations cinématographiques (Welles, Polanski, outre Le château de l'araignée de Kurosawa), de divers commentaires littéraires inspirés par la pièce originale ou encore d'un texte analytique freudien essentiel (Essais de psychanalyse appliquée). Lady Macbeth apparaît ainsi par moment presque tendre dans des bribes de vie amoureuse ou maternelle fantasmée mais tout autant rongée par le remords après autant de brutalité convulsive. Son époux criminel, en proie à de violentes pulsions assassines, semble tourmenté par des visions cauchemardesques et obéit aux rouages quasi-mécaniques d'un mortifère destin. Le très habile livret de Frédéric Boyer multiplie les références cultu(r)elles par de courtes interpolations textuelles toujours en situation : extraits d'autres œuvres de Shakespeare (Le roi Lear, sonnets), mais aussi des fragments bibliques – scène de Caïn et Abel, épître de Saint–Paul – ou liturgiques (paraphrase centrale d'un Requiem nocturne), citations de Lewis Caroll ou de E. E. Cummings, extraits de chansons populaires ou de berceuses écossaises. De même la partition de , assume au-delà de son langage éminemment personnel un certain post-modernisme se refusant tout clivage : brèves réminiscences d'harmonie tonale dans un univers dissonant, références obliques à la musique ancienne, élisabéthaine (avec l'emploi de l'archiluth) dans les scènes d'intimité du couple, ou du folk écossais (lors de la parodie du banquet de la scène V), utilisation d'une percussion très diversifiée avec de nombreux instruments extra-européens, effets bruitistes, sons enregistrés, en sus d'une science de l'orchestre efficiente et expressionniste par ses oppositions dynamiques et son écriture très coupante. Le même esprit composite anime les différentes parties vocales, par une exploration de tous les registres expressifs des voix (chuchotements, cris, rires, pleurs étouffés, sprechgesang, style récitatif déclamatoire, bribes d'airs à l'ancienne, de berceuses ou de chansons populaires, utilisation des registres extrêmes de chaque tessiture), toujours sollicitées en parfaite cohérence avec la dramaturgie ou avec l'action.

Pour mettre en espace cette fantasmagorie conçue dans la continuité d'une partition en un seul tenant – près de deux heures de musique -, la mise en scène à la fois sobre et efficace  de exploite à l'envi les effets d'un plateau tournant alternant trois décors « gothiques » dus à  : une forêt insondable en permanente évolution, avec ces arbres foudroyés et défeuillés tels des crânes fracassés, les ruines d'un théâtre abandonné, et le château infernal tournoyant sur lui-même, évoqué tant par sa porte monumentale que par son escalier à double révolution. Sous les éclairages très sombres d'Antoine Travert, émerge des profondeurs les plus noires – dignes d'un tableau de Soulages – un rougeoiement de plus en plus intense au fil de l'action. Le spectateur est saisi à la gorge par l'atmosphère suffocante et captivante de ce maelström scénique et musical, fascinant tant par sa violence larvée que par sa puissance spectrale très évocatrice.

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Pascal Dusapin a conçu sur mesure sa partition pour ses deux principaux interprètes. Le baryton autrichien , phénoménal, collaborateur récurrent du compositeur, tient à lui seul le spectacle à bout de bras : en scène presque en permanence, il campe un Macbeth à la fois fantomatique, halluciné et volontaire, aussi avide de pouvoir que soumis à la destinée, vocalement aussi saisissant qu'irréprochable dramatiquement. Face à lui, , plus nuancée mais tout aussi concernée assure en Lady Macbeth une réplique d'une grande cohérence poétique et dramatique, au-delà d'un engagement physique presque viscéral malgré une vocalité plus discutable dans le registre grave. Ekaterina Lekhina, Lilly Jørstad et incarnent un très homogène trio des weird sisters à la puissance pour ainsi dire stratosphérique par la sollicitation permanente de leur registre suraigu. Il faut aussi remarquer, à l'opposé, l'impressionnante basse noble et ronde de en « ghost », esprit évocateur des victimes du couple, ou la saisissante et très « british » double incarnation en Hécate (rôle parlé travesti dans la tradition élisabéthaine) et en portier des enfers presque clownesque de bouffonnerie salvatrice de . Mais on est plus encore sidéré par l'implication en enfant-martyr, de Elyne Maillard, jeune soliste du chœur d'enfants de l'institution belge, incarnant idéalement par un subtil mélange de candeur et de fragilité l'innocence sacrifiée. Il faut saluer l'impeccable chœur de femmes en peuple de sorcières et l'extraordinaire conviction d'un très solide et cohérent orchestre de La Monnaie, très en verve, sous la baguette experte d', parfait défenseur de l'œuvre de Pascal Dusapin dont il a déjà dirigé de nombreuses partitions scéniques ou orchestrales, avant d'assurer la création mondiale de ce mémorable Macbeth d'outre-tombe !

À n'en pas douter, voici une création certes dérangeante, mais très réussie, qui marque les esprits et laisse augurer une nouvelle saison opératique bruxelloise originale et roborative.

Crédits photographiques : © Baus

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