Cinéma, Parutions

Tár et Divertimento : le combat des cheffes

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Tár, un film de Todd Field. Scénariste : Todd Field. Musique : Gustav Mahler, Edward Elgar, Hildur Guðnadóttir. Avec : Cate Blanchett, Tár; Noémie Merlant, Francesca Lentini; Nina Hoss, Sharon Goodnow ; Julian Glover, Andris Davis; Mark Strong, Eliot Kaplan ; Sophie Kauer, Olga Metkina. Durée : 158:00

Divertimento, un film de Marie-Castille Mention-Schaar. Scénario : Claire Bourreau, Marie-Castille Mention-Schaar. Avec : Oulaya Amamra, Zahia ; Lina El Arabi, Fettouma ; Niels Arestrup, Sergiu Celibidache ; Zinedine Soualem, le Père ; Nadia Kaci, la Mère ; Laurent Cirade, Claude Burgos ; Marin Chapoutot, Dylan ; Louis-Damien Kapfer, Lambert ; Lionel Cecilio, Philipp Masson ; Salomé Desnoues, Pauline ; Aurélien Carbou, Gabriel ; Léonard Louf, Antoine ; Jonas Ben Ahmed, Malick ; Louise Legendre, Marie ; Martin Gillis, Kevin ; Adèle Théveneau, Agathe ; Rémi Lecomte, Bertrand ; Emmanuel Coppey, Martin ; Benoît Del Grande, Karl ; Darline Saint Felix, Gaëlle ; Tifenn Giraudeau, Julie. Durée : 110:00

 
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Hasard du calendrier cinématographique : l'Américain et la Française braquent leurs projecteurs, en cinémascope, sur le métier de cheffe d'orchestre. Deux films, Tár et Divertimento, que tout oppose.

L'une dirige, l'autre pas. L'une a la renommée d'un Karajan, l'autre boit les conseils de Celibidache. L'une se prend pour sa photo, l'autre tente d'entrer dans le cadre. La première chutera tandis que l'autre s'élèvera.

Tár : grande musique ?

Tár (Art?) brosse au féminin le portrait d'une icône de la direction d'orchestre, rôle tenu jusqu'à naguère par pléthore d'hommes aux patronymes aujourd'hui familiers. Le péquin connaît le nom de Leonard Bernstein mais ignore encore celui de Laurence Equilbey, et même de Claire Gibault, la pionnière. De Furtwängler à Abbado, ce sont des chefs d'orchestre qui ouvrent le troisième film (en vingt ans) de , avant de nous narrer le destin de celle qui les a rejoints dans le cercle prestigieux : Tár.

Au cours d'une interview menée par Adam Gopnik soi-même, journaliste au New Yorker, une salle comble s'abreuve aux mots, reçus comme une manne, de Lydia Tár, cheffe qui s'apprête à publier ses mémoires et à conclure pour DG une intégrale des symphonies de Mahler à laquelle ne manque que la mythique 5ème. Un impressionnant plan-séquence nous convie ensuite à la Juilliard School pour une classe de maîtr(esse) au cours de laquelle Tár casse sans ménagement les pudeurs d'un élève qui, se définissant comme pangenre, avoue ne pas priser la musique de Bach, selon lui par trop cisgenre avec sa vingtaine d'enfants. On découvre plus loin la vie personnelle de la s(Tár), déconnectée par l'adulation dont elle est l'objet, dans le luxueux appartement-sarcophage qu'elle partage avec sa compagne et leur fille, dont elle se définit plus loin comme le père.

Ces problématiques venues du Nouveau Monde ancrent dans notre époque un film dont la visée est de radiographier au scalpel les effets délétères du pouvoir, même sur des êtres humains pratiquant un art censé adoucir les mœurs. On découvre, sous le vernis de l'érudition, le glacis de la manipulation tous azimuts (collaboratrice, sponsor, collègue…) et son credo : « Je te séduis, je te vampirise, je te jette ». L'ire récente de Marin Alsop, citée dans Tár au côté de Nathalie Stutzmann et de quelques consœurs de podium, si elle a le mérite de détourner un instant le feu des projecteurs sur son nom, n'empêche pas le triste constat : que l'on soit homme ou femme, la toxicité n'est, quant à elle, pas genrée. Et Tár, le film, peut fait office de brillant lanceur d'alerte.

La partition jouée par Lydia Tár, la cheffe, n'est pas sans offrir la plus troublante des mises en abyme à Cate Blanchett, l'actrice. Le premier plan du film, assez terrifiant quand on y repense, montre la comédienne au sommet d'un art qui ne lui interdit rien (la Blue Jasmine toutes fêlures dehors pour Woody Allen) et surtout pas d'être Bob Dylan pour le I'm not there de Todd Haynes. Dans Tár, Blanchett joue de son visage mais aussi du piano, de la baguette à la Philharmonie de Berlin (bien sûr elle parle allemand, comme Meryl Streep parlait le polonais dans Le Choix de Sophie)… Les traits de porcelaine de Cate Blanchett n'auront jamais autant qu'ici arboré la patine d'un albâtre prêt à se lézarder. C'est sur la statue vivante de cette Néfertiti de cinéma que s'abattra, comme sur la Lulu de Berg, le geste flamboyant et glacial du film, au cours d'une deuxième partie sous emprise de réseaux (a)sociaux et de passé-qui-ne-passe-pas.

Tár, le film, est habité à tous les sens du terme par ses comédiennes (l'Allemande Nina Hoss, la Française Noémie Merlant, impressionnante de larmes rentrées). A l'instar de son héroïne, Tár peut s'avérer cassant (son générique fin au début comme chez Gaspard Noé, sa conclusion soudaine) et obscur (quid de ces hurlements de femme au cœur de la nuit ? de la récurrence de son labyrinthe géométrique ?), bavard (le début du film pourra irriter le spectateur peu familier de la sphère musicale) et avare en terme de musique invitée (même si elle fait son plein effet à chaque fois, on n'entend finalement guère, sur 2H38, la symphonie popularisée par Visconti, et pas davantage la partition originale de Hildur Guðnadóttir). Lancé sur les rails d'un entre-soi pour habitués du milieu de la musique classique, Tár adopte ensuite la vitesse de croisière d'un thriller qui s'adresse à tous, dans le sillage encore fumant du pur moment d'effroi que fut La pianiste de Hanecke avec une Isabelle Huppert elle aussi à son sommet, autre grand précédent de désacralisation des monstres par trop sacrés du cénacle de la musique dite « grande ».

Divertimento : petite musique ?

C'est précisément dans ce cénacle de la musique dite aussi « classique », où l'entre-soi peut vite devenir la règle, que s'immiscent Divertimento, le septième film de et Divertimento, l'orchestre fondé en 1998 par .

« Tiré d'une histoire vraie », Divertimento raconte le parcours de la combattante que fut celle qui, issue du 9.3. se mit sur son 3.1. (un des bons mots du film) pour réaliser, de Stains à Paris, son rêve de cheffe d'orchestre, un rêve déjà difficile à vivre dans un monde longtemps réservé aux hommes (4 % de cheffes en France !) mais plus encore lorsque l'on est une jeune algérienne en banlieue parisienne. Qu'à cela ne tienne : fruit d'une indéfectible pugnacité face aux résistances (le film fait un sort au redoutable drelin de la petite clochette du Concours de Besançon), le rêve de Zahia (et de sa sœur Fettouma, violoncelliste) s'est réalisé. Depuis plus de 20 ans, muni de la plus belle des devises (« un orchestre sans frontières artistiques, culturelles et sociales »), Divertimento, l'orchestre, se produit et produit l'idée que la musique classique ne change peut-être pas le monde mais change assurément les gens. Tous les gens.

Humaniste et militant, Divertimento, le film, déborde de musique : entre autres, la Symphonie du Nouveau Monde, la Bacchanale de Saint-Saëns et surtout le Boléro de Ravel. fait du 4ème art le personnage-clef d'un scénario qui vise, avec un moindre brio cependant que le récent Ténor de Claude Zidi Jr, un finale rassembleur qui n'est pas sans toucher quelques cordes sensibles dans un monde où les médias sont davantage prompts à relayer les méfaits de la banlieue que ses réussites. Question réussite, on saluera celle de plus que celle de la réalisatrice qui lui déroule le tapis rouge des Frères Lumière. Marie-Castille Mention-Schaar, qu'on a découverte d'une grande finesse d'écriture confrontée à des sujets délicats (l'enrôlement religieux dans Le Ciel attendra, le changement de sexe dans A good man), même si elle réussit de jolies scènes où musique et bruit se mêlent, peine à convaincre.

Divertimento déborde en fait de tout, et surtout de bons sentiments : le père, bien que campé par l'adorable Zinedine Soualem, illettré qui demande à son fils de lui lire les articles en écrivant les mots difficiles (« recto tono »), attaché aux valeurs Travail et Culture ; le professeur qui refuse l'attribution de la médaille d'or à Fettouma mais qui finira par lui offrir un violoncelle à la hauteur de son talent… cela fait beaucoup. L'indéfectible énergie combative de la « gentille » famille Ziouani dépeinte par Marie-Castille Mention-Schaar semble presque aussi caricaturale que la veulerie snob des « méchants » de l'histoire, nés quant à eux avec une cuillère en or dans la bouche. Les sautes d'humeur du personnage de Celibidache, bien que confiées à l'excellent Niels Arestrup, sont écrites et filmées à la serpe. Écriture et filmage ne portent pas davantage les comédiens en herbe, il est vrai engagés pour leurs compétences musicales (la musique étant jouée en direct). De l'interprétation de cet anti-Tár absolu (jusque dans sa palette de couleurs chaudes) qu'on aurait aimé aimer sans réserves, l'emporte presque le rôle de l'assistante de Celibidache, tenu par Ariane Ascaride, à qui trois apparitions muettes suffisent pour imprimer les mémoires. Oulaya Amamra, dont la trajectoire personnelle (révélée par sa propre sœur Houda Benyamina, réalisatrice de Divines en 2016) offre elle aussi un vertigineux miroir à celle de , est touchante autant que fragile. Devant jouer et, de surcroît, jouer à diriger, elle pâtit d'une réalisation en quête de style. On rêve de ce qu'aurait pu faire d'un tel sujet Michel Leclerc, réalisateur du Nom des gens, de La Lutte des classes et surtout de l'extraordinaire documentaire (un format qui aurait peut-être mieux convenu au destin des sœurs Ziouani) Pingouin et Goëland et leurs 500 enfants.

Au sortir de ces deux films nés le même jour, siamois par leur thématique, opposés par leur esthétique, on prend sans trop de risque le pari que le destin bien réel de Zahia Ziouani, incarné pour l'écran par la prometteuse Oulaya Amamra, devrait être autrement lumineux que celui, totalement fictif, de Lydia Tár, assumé par l'immense Cate Blanchett.

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Divertimento, un film de Marie-Castille Mention-Schaar. Scénario : Claire Bourreau, Marie-Castille Mention-Schaar. Avec : Oulaya Amamra, Zahia ; Lina El Arabi, Fettouma ; Niels Arestrup, Sergiu Celibidache ; Zinedine Soualem, le Père ; Nadia Kaci, la Mère ; Laurent Cirade, Claude Burgos ; Marin Chapoutot, Dylan ; Louis-Damien Kapfer, Lambert ; Lionel Cecilio, Philipp Masson ; Salomé Desnoues, Pauline ; Aurélien Carbou, Gabriel ; Léonard Louf, Antoine ; Jonas Ben Ahmed, Malick ; Louise Legendre, Marie ; Martin Gillis, Kevin ; Adèle Théveneau, Agathe ; Rémi Lecomte, Bertrand ; Emmanuel Coppey, Martin ; Benoît Del Grande, Karl ; Darline Saint Felix, Gaëlle ; Tifenn Giraudeau, Julie. Durée : 110:00

 
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