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La Bohème à Nice : la Grande Faucheuse

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Nice. Opéra. 6-VI-2023. Giacomo Puccini (1858-1924) : La Bohème, opéra en quatre tableaux sur un livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d’après Scènes de la vie de bohème d’Henry Murger. Mise en scène : Kristian Frédric. Décors et Costumes : Philippe Miesch. Lumières : Yannick Anché. Avec : Cristina Pasaroiu, soprano (Mimi) ; Melody Louledjian, soprano (Musetta) ; Oreste Cosimo, ténor (Rodolfo) ; Serban Vasile, baryton, (Marcello) ; Jaime Eduardo Pialli, baryton (Schaunard) ; Andrea Comelli, basse (Colline) ; Richard Rittelmann, baryton ( Benoît) ; Eric Ferri, basse (Alcindoro) ; Gilles San Juan, ténor (Parpignol). Chœur (chef de chœur : Giulio Magnanini) et chœur d’enfants (chef de chœur : Philippe Négrel) de l’Opéra de Nice Côte d’Azur et Orchestre Philharmonique de Nice, direction musicale : Daniele Callegari

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Coup double à l'Opéra de Nice avec la voluptueuse direction musicale de et la lecture de qui plonge le hit de Puccini dans les « années-sida. »


Eté 1984. À Macerata, Ken Russell met (brillamment) en scène les quatre actes de La Bohème à quatre époques différentes : celle du livret de Giacosa et Illica pour le I, la Première Guerre mondiale pour le II, la Seconde pour le III, et les années 80 pour le IV qui voyait Mimi s'éteindre d'une overdose. Une manière de montrer que l'on peut mourir jeune à toute époque. Été 2023, n'en choisit qu'une. Le carton Novembre 91 qui s'affiche en préambule sur le rideau de scène téléporte le spectateur dans les années 90, période de l'épidémie de Sida.

Dans la mansarde du I, revue en Factory warholienne, un Marcello à la sexualité décomplexée s'affaire autour d'un modèle masculin costumé à l'égyptienne, que l'on retrouvera, non sur le tableau cité par le livret (La Mer Rouge), mais sur l'enseigne du Sphynx, la boîte gay de l'Acte III. Une femme nue finit sa nuit sur un matelas posé à terre (elle rejoindra Musetta au Café Momus pour un numéro à haute teneur sensuelle). Après la mort de Mimi, l'entièreté de la production picturale de Marcello s'abaissera des cintres, en guise d'adieu à une époque qui avait élevé en art de vivre la jouissance à tout prix. Frédric ressuscite une décennie noire, où l'ancien assistant de Chéreau qu'il fut vit tomber nombre d'artistes au panthéon : Guibert, Koltès, Demy,… Les quatre bohémiens pucciniens ont visiblement fait leur ce credo d'une jeunesse qui se croyait immortelle.

L'échec des amours de Rodolphe et Mimi, une des relations les plus déceptives du répertoire, trouvera matière, dans cette lecture très pensée, à d'autres alibis que l'expéditif « Mimi è una civetta » de Rodophe, notamment à l'Acte III, sis dans l'arrière-cour d'une boîte gay aux tags explicites (Boy wants boy with big cocks) et aux ébats sans fard (deux garçons s'embrassant dans l'ombre, Musetta en maîtresse sado-maso). Devant cette Barrière d'Enfer d'un genre inédit, on pense au Ô vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance de Dante (le poète florentin aura lui aussi tagué le rideau de scène de quelques vers). Au IV, Marcello se déplace déjà en fauteuil roulant. L'on comprend que Mimi ne sera pas seule à succomber. La lecture qu'avant de se lancer dans un dernier baroud alcoolisé, Musetta fait du document que Parpignol lui a transmis chez Momus au passage de la fanfare, laisse à penser que la jeune femme, pour l'heure encore en pleine santé, est elle aussi sur la liste de la Grande Faucheuse. Le d'ordinaire très secondaire Parpignol est ici mis très en avant. La Grande Faucheuse, reconnaissable sous ses métamorphoses successives (éboueur sous des bourrasques de neige au I, SDF faisant les poubelles au II), toujours tendant à Mimi une poupée de son en bien mauvais état, c'est lui.

L'Opéra de Nice a prévenu : « Certaines scènes du spectacle pourraient heurter la sensibilité des plus jeunes. » Ce n'est pas forcément les plus jeunes qui se mettent à siffler puis à hurler à l'endroit du film envoyé entre les deux premiers actes pour évoquer la fin (novembre 91 donc) de Freddie Mercury, celui-là même qui duettisa avec Montserrat Caballe, celle-là même qui chanta de mémorables Bohème. On y entend son credo de la chandelle brûlée par les deux bouts, avant qu'un effet de morphing ne désagrège un à un l'ensemble de ses traits de façon assez bouleversante. Est-ce cette évocation hors du livret qui choque ? Ou est-ce ce que représentait le chanteur ? Ou n'est-ce pas tout simplement la seule longueur, conséquente, de cet interlude à visée également technique (un important changement de décor) ? Cela faisait longtemps que les esprits ne s'étaient pas échauffés à ce point (apparemment il en est allé ainsi à chacune des représentations), Nice-Matin relatant même combien on s'écharpa jusqu'au cœur du Conseil Municipal. La transposition temporelle de Frédric, nous aura paru, quant à nous, tout à fait intéressante (« la tuberculose… la phtisie… ce sont des maladies qui ne disent plus rien à nos contemporains » constate à juste titre le metteur en scène).

Nos réserves porteront plutôt sur la seule direction d'acteurs, Frédric ne sachant pas toujours, contrairement à un Carsen ou un Kosky, diriger le regard de son spectateur souvent occupé à fouiller un plateau qui grouille de propositions. Quelques idées paraissent appuyées, quelques références indéchiffrables, sans compter une frustration sur le finale avec le refus d'un vrai choc esthétique qui aurait pu donner son plein sens au sous-titre imaginé par Frédric pour cette nouvelle Bohème: Les Flocons de neige des derniers souffles.

Pour clore sa saison, Bertrand Rossi aura réussi le grand chelem d'une distribution qui restera dans les mémoires. On n'aura même pas envie d'y contester le Colline à peine raide d', ni les deux aigus un brin aigres de (jusqu'à quand Musette sera-t-il un rôle plus difficile à distribuer que ceux des deux héros ?) Le Schaunard de s'impose avec force à chacune de ses interventions. Le Marcello de est haut en couleurs. Mimi ne pose aucun problème à , déjà Traviata in loco. Rodolfo solaire et délicat, est la révélation de cette Bohème, ce que ne semble pas avoir remarqué l'applaudimètre. Comme sa partenaire, il est de surcroît doté (mi-Jonas Kaufmann, mi-Alex Beaupain) d'un physique de rêve : nul doute qu'une grande carrière ne s'ouvre désormais devant lui. Le Chœur est très précis, enfants compris, pour un Acte II qu'on sait redoutable en terme de mise en place. Les comprimarii assurent, à l'image de , Benoît moins caricatural qu'à l'accoutumée. L'acoustique intimiste de la salle niçoise transmet le grand frisson puccinien délivré par le geste expert de Daniel Callegari. Le chef italien auréole de velours sa troupe vocale, entraînant le Philharmonique de Nice dans le dialogue du lyrisme subtile et du plein effet d'une orchestration auto-enivrée.

Lorsqu'entre les Actes III et IV, on nous fait entendre dans le noir les mots enregistrés de plusieurs frères et sœurs humains aujourd'hui disparus des « années-sida », seul un timide sifflet tente de briser le silence recueilli qui accueille ces témoignages poignants. Et lorsqu'aux saluts de cette dernière représentation, s'approche de la rampe, il ne recueille que des applaudissements. Apparemment il s'est passé quelque chose ce soir-là à Nice.

Crédits photographiques : © Dominique Jaussein

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