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Le Lille piano(s) festival sous le signe de Chopin

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Lille. Piano(s) Festival. 10-VI-2023.
Conservatoire : -11 h : Frédéric Chopin (1810-1849) : intégrale des nocturnes (à l’exception de l’opus 37 n°2), Bruno Rigutto, piano
16 h 30 : Alexandre Scriabine (1873-1916) : vingt-quatre préludes de l’opus 11, extraits ( de 1 à 6, n°8, 11 et 21). Frédéric Chopin (1810-1849) : vingt-quatre préludes opus 28. Fanny Azzuro, piano
18h 30 : Frédéric Chopin (1810-1849) : prélude en ut dièse mineur, opus 45; polonaise-fantaisie en la bémol majeur, opus 61, mazurka en ut dièse mineur, opus 63 n°3, berceuse en ré bémol majeur opus 57, barcarolle en fa dièse majeur opus 60, mazurka en fa mineur opus 68 n°4, ballade n°4 en fa mineur, opus 52. Nicolas Stavy, piano

Nouveau Siècle. Auditorium Jean-Claude Casadesus.
15h30 : Frédéric Chopin (1810-1849) : concerto pour piano N°1 en mi mineur, opus 11. Abdel Rahman El-Bacha, piano; orchestre de Picardie ; Johanna Malangré, direction.
20h30 : Frédéric Chopin (1810-1849): première ballade, en sol mineur opus 23, concerto pour piano n°2 en fa mineur, opus 21. Kotaro Fukuma, piano. Orchestre National de Lille, Jean-Claude Casadesus, direction

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Le fête cette année sa vingtième édition et marque le coup, du moins en cette journée de samedi, par un « marathon Chopin » .

Trois grands récitals dans la Grande salle du Conservatoire

Peu après 11h, devant un public venu nombreux et très attentif, et dans une atmosphère déjà bien moite quelque peu plombée par la canicule, prend possession de l'estrade après un bref laïus : il ironise quelque peu sur l'horaire du concert, et la fait d'interpréter donc les Nocturnes chopiniens en plein midi, et narre ses incroyables déboires ferroviaires pour rallier la cité nordiste, il a peu dormi, et s'en excuse presque : pour parer à toute éventualité, la partition trône sur le pupitre et l'épouse bienveillante prend place à ses côtés pour la « tourne »…Les craintifs ou les bougons en seront pour leur frais : les défaillances sont rarissimes, le discours serré, l'interprétation altière, la maîtrise technique toujours époustouflante (les notes répétées en tremolo de l'opus 62 n°1, les trilles de l'opus 55 n°2, le crescendo terrifiant de l'opus 48 n°1!). La partition n'est juste qu'un garde-fou, une sécurité d'usage pour un maître fréquentant ces œuvres depuis des lustres avec, à la clé, deux intégrales discographiques réalisées à quarante ans de distance. L'intégrale du jour – proposée dans un ordre strictement chronologique – n'en sera pas vraiment une : l'opus 37 n°2 en sol majeur sera omis, déplétion sombrement miraculeuse offrant l'enchaînement tragique, à l'acmé du récital, du Nocturne en ut mineur posthume, et des opus 37 n°1 et 48 n°1 parmi les plus sombres et tragiques su cycle. Le ton général est intimidant presque impérieux plutôt que confidentiel : le feu couve en permanence sous la cendre, les pianissimi demeurent palpables et très timbrés, nourris il est vrai par l'acoustique généreuse du lieu. La sonorité, intensément cultivée, se veut pleine mais jamais écrasante, cultivant une science éprouvée des plans sonores, avec cette main gauche impériale même si parfois, à notre goût, un rien trop présente. Le pianiste ne va pas sans prendre quelque liberté avec l'agogique pourtant strictement notée, modifiant ci et là quelque peu les intentions premières du compositeur, mais la fidélité à l'esprit demeure. Certaines pages plus secrètes pourraient certes, encore gagner en nuances et en intimité (choral final de l'opus 15 n°3, début de l'opus 37 n°1 ou de l'opus 55 n°1), le legato pourrait ci et là être plus souverain encore, en guise de clins d'œil belcantistes (opus 9 n°2, opus 15 n°2). Les derniers Nocturnes seront moins visionnaires : l'anacrouse à la levée de l'opus 55 n°2 est presque indifférente, l'accord arpégé initial de l'opus 62 n°1 – un monde harmonique en soi ! – un peu trop en retrait s'estompe sans l'efflorescente et mystérieuse irradiance tant attendue. Mais ne nous y trompons pas, ce sont là quelques vétilles face à un résultat global de très haute tenue, d'une probité pianistique et d'une sincérité musicale exemplaires. L'artiste est au terme de ce long périple (100 minutes sans pause !) dûment fêté, et redonne en bis, totalement libéré, l'ultime sublime Nocturne opus 62 n°2, avec cette fois d'avantage de générosité dans la liberté du geste et d'allant dans l'expansion mélodique quasi infinie.

A 16h30, nous offre son nouveau projet confrontant le cycle des vingt-quatre préludes de l'opus 28 chopinien avec – en guise de plantureuse mise en bouche, un choix de neuf extraits du juvénile recueil éponyme opus 11 d'. Les affinités de la jeune pianiste avec le répertoire russe ne sont plus à démontrer, après plusieurs réussites discographiques majeures dûment fêtées en ces colonnes (notamment une superbe intégrale des préludes de Rachmaninov). Le jeune Scriabine lui convient tout aussi bien : elle égraine ces trop courts extraits avec une poésie intense, une délicatesse touchante mais jamais mièvre et un incontestable sens de la couleur : l'interprète, très probe, ne sacrifie à la moindre œillade salonarde factice, et évite fort à propos l'écueil de l'épigonal. L'opus 28 de Chopin s'avèrera sous ces doigts, plus inégal : il est sans doute difficile de maintenir la concentration en cette salle surchauffée, perméable aux bruits extérieurs intempestifs. Quelques minimes scories, bien excusables pour une « première » publique dans un tel contexte, entacheront par exemple le flux continu des doubles (troisième prélude) ou triples croches (huitième) ou barreront la course folle du douzième. Mais nous retenons la sincérité de l'interprète, livrant un opus 28 conçu tel un « Art poétique », joué pour lui-même sans recherche interprétative superfétatoire et sans le moindre effet de manche déplacé. Voici donc une lyrique collection d'instantanés, de visions fugitives, où l'aménité du propos (préludes 1, 7, 13) le dispute à la morbidezza ambiante (n°2,n°14), le spleen lyrique ( n°17) à l'option tragique (n°20), l'allégresse énamourée (n° 19) ou le cantabile belcantiste (n°21) à la noirceur fantastique (n°24). En bis, la pianiste ajoute à ce panel de préludes le célèbre et immatériel opus 32 n°5 de Rachmaninov, d'un onirisme impalpable et sublimé, et pour prendre congé en douceur de l'auditoire, le Von fremden Ländern und Menschen augural des Kinderszenen de Robert Schumann, livré avec toute la distance nostalgique requise.

A 18 h30, dans une salle enfin aérée et plus fraiche, et dans une atmosphère moins bruyante, nous retrouvons avec grand plaisir pour une large évocation de la haute-maturité chopinienne, avec quelques pages célèbres ou moins courues, et toutes plus sublimes les une que les autres, toutes fruits de cette « mystérieuse apothéose » évoquée et tant admirée par Ravel. Le programme de ce soir recoupe en partie celui du très beau récital du pianiste, capté live à Luxembourg et publié voici dix ans sur disque (Paraty). Mais est l'homme de toutes les interrogations, de tous les paris et toutes les reconquêtes : le résultat est donc ce soir sensiblement différent car, nous avouera-t-il après le concert, il s'est replongé avec délectation dans ce répertoire qu'il a re-travaillé « de zéro » (sic), remettant en cause tant les acquis techniques que les réflexes interprétatifs. Ce récital, tout sauf banal ou routinier, relève d'une poétique et d'une conception visionnaires : il y a ce sens de la couleur, cet éventail des nuances dynamiques – le plus ample et varié entendu ce jour – cette attention apportée au moindre détail sans pour autant négliger la grande courbe de chaque œuvre – voire de l'entier récital – par l'aveuglante intelligence de la programmation et de son agencement. Le prélude opus 45 devient ainsi vaste portique, ouvrant des perspectives infinies à une Polonaise –Fantaisie extatique, aux immatériels miroitements. Les deux brèves mazurkas tardives et la moins substantielle berceuse opus 57, en guise de pause, sont livrées avec le même achèvement. La Barcarolle, opus 60, atteint de tout autres sommets : toucher de rêve, ciselé solaire des phrasés, agogique diaphane et presque « liquide », « l(ag)unaire ». Autre miracle de ce mémorable récital : la Ballade n° 4 opus 52 se nimbe au fil de son parcours et de ses redites d'un spleen désespéré tour à tour nostalgique ou rageur avant une coda d'une impitoyable et fatale noirceur. En bis, nous retrouvons le Nocturne de jeunesse en ut dièse mineur, donné avec un allant, un naturel, une pudeur et un sens des demi-teintes à l'opposé de la vision presque marmoréenne de , livrée sur la même estrade quelques heures plus tôt…

Les deux concerti au Nouveau Siècle

Les concerts de concerti sont une autre tradition du festival, comme à l'habitude, programmé en l'auditorium du Nouveau Siècle, plus vaste, bien acoustiquement isolé et climatisé. Sont retenues uniquement les deux œuvres maîtresses de Chopin données dans des approches singulièrement différentes mais complémentaires.

A 15h30, et l'Orchestre de Picardie placé sous la direction de Johanna Malangré nous livrent leur version du mi mineur opus 11. A vrai dire l'ample introduction orchestrale du maestoso initial nous laisse quelque peu perplexe : la cohésion des pupitres de cordes n'est pas toujours optimale, le tempo est pour le moins flottant, les intentions sont tantôt incertaines tantôt assez lourdes : la jeune cheffe titulaire dirige à l'évidence à l'instinct, guidée plus par l'éloquence de l'instant que par un réel soucis architectural. Des son entrée en matière, aussi magistrale que volontaire, le pianiste impose son propre débit, et « son » tempo , beaucoup plus allant, aérant tant et plus les textures et les plans sonores, avec ce jeu clair et perlé presque cristallin, sans gourmandise excessive mais sans sécheresse. Par la ductilité naturelle des phrasés, se souvient avant tout de l'ancrage classique de la partition (notamment l'ascendance d'Hummel ou la filiation avec Kalkbrenner), loin de tout déferlement exagérément passionné, même dans les passages les plus tourmentés, comme à l'amorce de la réexposition du premier mouvement. La Romance centrale, très poétique, prend délicatement des allures chambristes avec ces dialogues fruités avec la petite harmonie et notamment un premier basson très en verve. Le Rondo Vivace final, alla polacca, impeccable sur le plan soliste semble poser à la cheffe d'insolubles problèmes d'agencements de tempi au fil de transitions parfois abruptes. Mais nous retiendrons de ce court concert l'admirable prestation et la vision singulière et très épurée d'un soliste en état de grâce.

A 20h30, c'est au tour de de défendre en compagnie d'un bien plus concerné, sous la baguette attentive et racée de , le Concerto en fa mineur opus 21, en vérité, le premier composé des deux ! Prix spécial Chopin au concours de Cleveland 2003, a été élève à Paris de Marie-Françoise Bucquet et – bel exemple de transmission dans le respect de la personnalité de chaque disciple – d'un certain…. En guise de prélude, notre soliste propose une version épique et aventureuse de la Ballade n° 1 en sol mineur opus 23, crépitante et passionnée, presque diabolique par moment, dans la droite filiation du premier scherzo, notamment en sa coda flamboyante. En total contraste, livre une version beaucoup plus pudique et introvertie du Concerto n° 2 opus 21, où seule la péroraison allègre du final rompt avec sa conception bluesy, intensément nostalgique. Voilà un moment d'exception : tout y est, la conception très solidement architecturée, mais jamais crispée, la sonorité, absolument magnifique et totalement contrôlée, – sans doute la plus belle de la journée – à l'entier service de la seule expression, le style absolument parfait, le raffinement des nuances. Un moment de grâce infinie atteignant le sublime au fil d'un larghetto à faire pleurer les pierres, où pour paraphraser Lamartine, le temps semble suspendre son vol. Pour remercier un public chaleureux et justement conquis, Kotaro Fukuma propose en bis, et en guise d'au-revoir et pour refermer le cercle de cette journée fertile par sa variété et son intensité, le Nocturne n°2 opus 9 d', dévolu, comme l'on sait à la seule main gauche, livré avec une poésie moirée et presque irréelle sous ces doigts inspirés.

Crédits photographiques © Alex Tiberghien

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Lille. Piano(s) Festival. 10-VI-2023.
Conservatoire : -11 h : Frédéric Chopin (1810-1849) : intégrale des nocturnes (à l’exception de l’opus 37 n°2), Bruno Rigutto, piano
16 h 30 : Alexandre Scriabine (1873-1916) : vingt-quatre préludes de l’opus 11, extraits ( de 1 à 6, n°8, 11 et 21). Frédéric Chopin (1810-1849) : vingt-quatre préludes opus 28. Fanny Azzuro, piano
18h 30 : Frédéric Chopin (1810-1849) : prélude en ut dièse mineur, opus 45; polonaise-fantaisie en la bémol majeur, opus 61, mazurka en ut dièse mineur, opus 63 n°3, berceuse en ré bémol majeur opus 57, barcarolle en fa dièse majeur opus 60, mazurka en fa mineur opus 68 n°4, ballade n°4 en fa mineur, opus 52. Nicolas Stavy, piano

Nouveau Siècle. Auditorium Jean-Claude Casadesus.
15h30 : Frédéric Chopin (1810-1849) : concerto pour piano N°1 en mi mineur, opus 11. Abdel Rahman El-Bacha, piano; orchestre de Picardie ; Johanna Malangré, direction.
20h30 : Frédéric Chopin (1810-1849): première ballade, en sol mineur opus 23, concerto pour piano n°2 en fa mineur, opus 21. Kotaro Fukuma, piano. Orchestre National de Lille, Jean-Claude Casadesus, direction

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