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Une fastueuse rétrospective Ligeti au festival de Salzbourg

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Salzbourg. Mozarteum.
28-VII-2023. György Ligeti (1923-2006) : Poème symphonique pour 100 métronomes ; Musica ricercata ; Continuum ; Quatuor à cordes n° 2. Pierre-Laurent Aimard, piano ; Florian Birsak, clavecin ; Quatuor Minguet
30-VII-2023. Steve Reich (né en 1936) : Drumming I et IV ; György Ligeti : Trois pièces pour deux pianos. Tamara Stefanovich, Nenad Lečić, piano ; Christoph Sietzen, percussions ; Motus Percussion & Guests
2-VIII-2023. György Ligeti : Kammerkonzert ; Ramifications ; Concerto pour violon et orchestre ; Concert românesc. Isabelle Faust, violon ; Les Siècles, direction : François-Xavier Roth

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Au cours de dix concerts, le festival rend un hommage digne et varié à l'un des grands génies de la musique du XXe siècle.

La musique de Ligeti apparaît au programme du festival de Salzbourg dès 1958, avec Artikulation lors d'un concert de musique électronique ; elle devient plus présente au début des années 1970, mais c'est en 1993 qu'elle fait l'objet pour la première fois d'une véritable rétrospective, en compagnie de celle de son compatriote et ami György Kurtág. Ces dernières années, sa présence a été plus que discrète, et la vaste rétrospective remarquablement programmée que le festival lui consacre pour le centenaire de sa naissance apparaît donc comme une bonne surprise. Autre bonne surprise, le festival apprend cette année à briser les cadres trop conventionnels du concert classique tel qu'il le pratiquait : beaucoup de soirées de cet hommage à Ligeti comportent ainsi deux parties, à 19 et à 22 h, avec une diversité de formes et de programmes qui stimulent les auditeurs.

L'un des héros de cet hommage est sans nul doute , présent pour pas moins de trois concerts – outre celui évoqué ici, il joue l'intégrale des bagatelles de Beethoven et surtout des Études de Ligeti, pour lesquelles le public lui fait un véritable triomphe. Pour ce premier concert, c'est le cycle Musica ricercata qui est à son programme, œuvre de jeunesse certes, mais œuvre qui porte en elle les germes de ses évolutions futures. Auparavant, tous les musiciens de la soirée enclenchent les 100 métronomes du célèbre Poème symphonique, une œuvre qui a tout du canular, avec son titre pompeux et son instrumentation improbable.

Canular, oui, et pourtant on se sent envahi par une étrange émotion à l'écoute du crépitement des métronomes et de son extinction progressive, jusqu'à ce qu'un seul reste, longtemps, obstiné. Le jeu de Ligeti sur le temps n'est pas une vaine spéculation : en plus de la désorientation qui, chez lui, procède de l'accumulation des couches sonores et rythmiques, il y a ici la figure fondamentale de la disparition, qui est le produit de l'histoire du XXe siècle et de celle de sa famille exterminée. Pendant tout ce temps, reste immobile, le visage fermé. Quand le dernier obstiné finit par se taire, il commence à jouer : Musica ricercata, l'œuvre que Ligeti écrit au cœur de la glaciation stalinienne, pour réinventer la musique à partir de rien, ni dogmes du réalisme socialiste, ni pratiques des modernités européennes inaccessibles pour lui. D'abord une seule note, puis trois, quatre, jusqu'à ce que les douze sons chromatiques soient réunis dans la dernière pièce en hommage à Frescobaldi : une reconstruction par la théorie de la musique, et pourtant une pièce pleine de vie, comme une renaissance qui ne va pas sans ivresse. Aimard joue les onze pièces avec une sorte d'intense distance, élégant et légèrement ironique dans la valse de la quatrième pièce : il fait confiance à la partition qui en réinventant la musique depuis ses fondements réinvente aussi son pouvoir sur nous – l'expérience de ce diptyque est d'une force émotionnelle singulière.

Après l'entracte, la pièce pour clavecin Continuum perd un peu de son efficacité dans l'acoustique du Mozarteum, sans que le claveciniste, , en soit proprement responsable. Ce premier concert se clôt avec une des œuvres de la période centrale de Ligeti, le deuxième quatuor à cordes, par l'un des invités récurrents du festival, le Quatuor Minguet. Leur interprétation est fantomatique, le murmure et le grinçant amincissant la matière sonore au détriment des couleurs et de l'expression : c'est une vision possible, intéressante, mais un peu trop unidimensionnelle.

La musique d'ensemble par Les Siècles

Dans cette vaste rétrospective, les œuvres pour (plus ou moins) grande formation ne sont pas les mieux traitées : outre Atmosphères et Lontano lors d'un concert du Philharmonique de Vienne, c'est uniquement par un concert des Siècles avec qu'elles sont présentes, ce qui peut du reste se comprendre tant la production soliste et chambriste de Ligeti est passionnante, et trop peu mise en avant ailleurs. Les Siècles jouent un programme qui couvre plus de quarante ans de l'œuvre de Ligeti, du Concert românesc de 1951 au Concerto pour violon du début des années 90. Le Concerto de chambre, au milieu de cette longue période (1970), est une des œuvres les plus passionnantes de Ligeti, et toujours pas assez jouée ; il est suivi par Ramifications, une des premières pièces où Ligeti, décalant deux groupes instrumentaux d'un quart de ton, joue avec nos perceptions de la justesse. Les musiciens des Siècles, depuis les textures molles du début du Concerto de chambre jusqu'aux moments les plus agités, se montrent parfaitement à l'aise dans les défis que leur pose le compositeur. Et ils n'oublient pas de donner à cette musique toute la richesse de couleurs qu'elle mérite : de la vraie musique vivante.

Le Concerto pour violon est confié à . Contrairement à la veille, où elle avait joué la sonate de Bartók avec une justesse incertaine, elle se montre souveraine dans une partition redoutable, et assure un équilibre idéal entre elle et l'orchestre : ils tirent parti de tout ce que cette partie soliste de vrai casse-cou a de virtuose, mais sans risquer de passer à côté des interactions indispensables avec l'orchestre, qui n'a jamais un simple rôle d'accompagnement.

Pour conclure le concert, Roth a choisi le Concert românesc, œuvre brillante encore très marquée par l'héritage folkloriste de la musique d'Europe centrale. Il en donne une vision plus mate qu'à l'accoutumée, peu soucieuse de mettre en valeur les influences folkloriques, allant souvent jusqu'à saturer l'acoustique du Mozarteum, comme si les répétitions de ces pièces qu'il emmène en tournée cet été et cet automne avaient visé des salles plus vastes. Cette vision grand format et sombre offre des éclairages stimulants, mais elle prive aussi l'auditeur de beaucoup de détails.

Influences : au-delà du minimalisme américain

Le choix du festival de Salzbourg, on l'a compris, vise plus à souligner toute la richesse de la production de Ligeti plutôt que de tenter de la resituer dans son contexte comme l'avait fait la biennale du Philharmonique de Berlin en février, avec des bonheurs divers. Un seul concert joue plus nettement le jeu de la mise en contexte, assez étrangement autour de l'influence réelle mais ponctuelle de la musique minimaliste américaine : autour des trois pièces pour deux pianos qui citent Riley et Reich, les musiciens de Motus Percussion jouent le premier et le dernier mouvement de Drumming de , respectivement pour bongos et pour un ensemble plus vaste de percussions de toute nature. On comprend bien la parenté que Ligeti a pu trouver entre sa musique et les structures temporelles du minimalisme américain, et ses écrits témoignent de l'intérêt qu'a suscité Drumming. Aujourd'hui, l'œuvre de Reich reste divertissante, avec une séduction immédiate qui s'épuise assez vite et un manque de profondeur qui lasse vite : dans ce court concert nocturne, les Trois pièces jouées par et , soit un bon quart d'heure de musique, justifient seules le concert : on y entend certes l'influence de Reich et Riley, mais l'auto-ironie ravageuse de Ligeti invite à ne pas prendre trop au sérieux l'inféodation qu'il évoque dans le mouvement central.

D'autres influences, même rejetées ou transformées, sont tout de même plus structurantes pour la musique de Ligeti, celle de l'avant-garde européenne de l'après guerre en tout premier lieu (s'il s'en est distancié, sa musique n'est pas imaginable sans le vaste champ des possibles qu'elle lui a ouvert), et pour les périodes ultérieures les musiques extra-européennes. Même György Kurtág n'est présent que pour quelques bis, dont celui d', hélas à contresens complet, avec un Doloroso sans contours bien étranger à l'intensité exigeante du compositeur.

Ce qu'on retiendra d'abord de cette vaste rétrospective dont nous n'avons pu évoquer que trois moments, c'est l'enthousiasme du public, très supérieur aux ovations convenues qu'on associe habituellement à la musique de notre temps. L'intégrale des études pour piano par s'achève par des standing ovations comme bien des stars avec des programmes plus convenus n'en obtiennent pas. Seuls les plus paresseux des programmateurs oseront désormais se trouver des excuses pour ne pas faire jouer une musique si enthousiasmante.

Crédits photographiques : © SF/Marco Borrelli

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