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Le lourd Héritage Wagner en BD

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L’Héritage Wagner. Scénario : Stephen Desberg. Dessins : Emilio van der Zuiden. Couleurs : Jack Manini. Bamboo Édition, collection Grand Angle. 78 pages. 17,90€. Mai 2023

 
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En 2023, alors que le voyage à Bayreuth est toujours d'actualité, sort L'Héritage Wagner, une bande-dessinée consacrée à la passion qui lia, dans les années 60, le metteur en scène à la cantatrice . L'occasion de remonter plus en amont encore dans le passé d'une famille aux premières loges de l'Histoire.

« L'histoire d'amour passionnée qui redonna vie à l'œuvre de  » : le mensonge de ce coup de force éditorial sur la quatrième de couverture ne freinera pas le désir du wagnérien bédéphile de plonger dans L'Héritage Wagner, au-delà de sa belle couverture bleutée, ravivant la fascination du Tristan et Isolde que Wieland monta à partir de 1962 dans le Palais du Festival. Au premier plan, une chanteuse d'opéra, au second, un homme à demi-caché dans l'ombre d'un monolithe. Ceux qui se rendent périodiquement sur la Colline Verte savent que Wieland n'a pas attendu sa rencontre avec Anja pour ravaler en profondeur les dix chefs-d'œuvre de Richard. Dès 1951, le grand coup de balai du Neues Bayreuth avait envoyé valser la poussière scénique que des décennies de mises en scène wagnérienne avait laissé se déposer sur le génie musical de son aïeul. Ce n'est qu'en 1960 (et non 1961, comme le prétend la BD) que se produisit à Bayreuth, la « Callas allemande », celle qui, en 2002, faisait encore taire les réserves émises quant à sa voix : « Le beau chant est une chose ridicule, inutile, et même dangereuse. Dans la mesure où ce sont mes personnages qui m'importent, le beau chant est secondaire. Vous croyez que Callas s'en souciait ? Il arrivait à sa voix d'être très laide, et pourtant, quelle intensité dramatique ! ». Timbre magnétique, grâce physique hors-pair, , choyée par Wieland, fit, à Bayreuth, les beaux jours du Hollandais volant, de Tannhäuser, de Lohengrin, des Maîtres-chanteurs, mais pas de Tristan, comme le prétend Stephen Desberg, scénariste pourtant auto-proclamé wagnérien (depuis l'adolescence) de L'Héritage Wagner. Ce n'est pas Tristan et Isolde qui déclencha le scandale historique décrit dans la BD, mais Les Maîtres-chanteurs en 1956 et en 1963. Autre erreur : Wolfgang ne mit en scène le chant du cygne de son grand-père qu'en 1975, soit neuf ans après la mort de son frère, dont il programma le Parsifal jusqu'en 1973.

Enfin, faire revenir en 1976 à Bayreuth pour le Ring de Chéreau que, de son propre aveu, elle ne vit qu'à la télévision, offre une belle fin à l'ouvrage en redisant combien 1976 entérina, après 1951, l'autre révolution majeure de l'histoire du festival, mais compromet sérieusement la crédibilité de L'Héritage Wagner.

Car L'Héritage Wagner, troisième récit indépendant d'une trilogie consacrée à la Seconde Guerre mondiale, ne parle pas que de musique. Après Les Anges d'Auschwitz, Aimer pour deux, L'Héritage Wagner ambitionne de montrer dans quel état un humain peut émerger des abysses d'une période qui aura été probablement la plus noire de l'Humanité. Et pour Wieland, choyé par certain Oncle Wolf (une photo officielle le montre au bras du monstre), élevée par une mère qui, dans les années 70, face à la caméra frontale de Syberberg, affirmait au détour d'un témoignage de cinq heures (Winifred Wagner) que, si Hitler se présentait une nouvelle fois à la porte de Wahnfried, où elle l'avait tant reçu, elle lui ferait le meilleur accueil, l'héritage est lourd. Plus d'une scène appelle un chat un chat : les préférences amoureuses de Siegfried, père de Wieland ; les rapports sexuels de Verena, sœur de Wieland, avec le nazi Bodo Lafferentz… Le plus troublant reste cependant ce que beaucoup y apprendront : le passé militaire de Wieland. Au contraire de son frère Wolfgang envoyé au front, Wieland, le préféré d'Oncle Wolf, bien qu'exempté par ce dernier qui le prédestinait à la direction du Festival, fut bien présent à l'annexe extérieure du camp de Flossenbürg, quatrième camp de concentration construit à une heure de Bayreuth. Le wagnérien ne peut que vaciller devant ce que l'éclairage de quelques cases remet en perspective d'une passion érigée sur des décennies d'omerta. Les erreurs relevées ci-avant n'étant pas les meilleures avocates de l'ambition de Desberg, démêler le bon grain de l'ivraie s'avère dès lors un brin ardu, même à Bayreuth, même à deux pas de « l'antre du monstre ». Jusqu'à ce qu'un livre d'Albrecht Bald et Jorge Skriebelei, paru en 2003, achève de dessiller nos yeux : Wieland fut bien affecté à cette annexe de Flossenbürg, où il procédait même déjà, à l'étage inférieur du bâtiment, aux expérimentations scéniques et lumineuses qui seront le ciment du futur Neues Bayreuth. Un passé des plus lourds, donc (qu'on ne souhaite à aucun être humain), sur lequel Wieland a toujours évité de revenir, qui le rattrape aujourd'hui, en vitrine de toutes les librairies, dans L'Héritage Wagner.

L'Héritage Wagner se dévore aussi grâce au dessin d'Emilio van der Zuiden, dont la ligne claire s'affranchit de toute ressemblance physique. C'est un livre qui, surtout placé dans la perspective historique brossée par les deux ouvrages précédents, est susceptible d'intéresser également le lecteur lambda. Le wagnérien hypnotisé par le génie de son idole mettra un temps à digérer les couleuvres de cet ouvrage aussi passionnant que trop bref. L'auteur dit ne pas vouloir « être obnubilé par l'idée de créer une machine de guerre commerciale ». On serait cependant assez preneur des épisodes suivants. Et même des précédents. Même si, comme le dit Desberg, « on ne touche pas aux Wagner ». La cantatrice amoureuse l'apprendra à ses dépends, carrément mise à la porte de Bayreuth après le décès prématuré (49 ans !) de son mentor, , donc, qu'on imagine avoir dû perdre une bonne part de son énergie à lutter sa courte vie durant pour prouver que « l'essentiel n'est pas qui l'on a été, mais qui l'on devient. »

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