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L’éclat de la jeunesse en ouverture de Piano aux Jacobins

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Toulouse. Festival Piano aux Jacobins. Cloître des Jacobins. 06-IX-2023. Robert Schumann (1810-1856) : Kreisleriana op.16 ; Franz Liszt (1811-1886) : Sonate en si mineur ; Johannes Brahms (1833-1897) : Klavierstücke op.117 ; Alexandre Scriabine (1872-1915) : Sonate « Messe Noire » n°9 op.68. Giorgi Gigashvili, piano. 07-IX-2023. Serge Prokofiev (1891-1953) : Roméo et Juliette transcriptions); Claude Debussy (181862-1918) : Préludes : La Puerta del Vino, La Cathédrale engloutie, Général Lavine- excentrique, Ce qu’a vu le vent d’ouest ; Louis Durey (1888-1979) : Nocturne en ré bémol majeur op.40 ; Serge Rachmaninov (1873-1943) : Nocturne en la mineur op.10/1 ; Préludes op.32/8,2,10,11, 12,13 ; Prélude op.3/2. Julius Asal, piano.

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Le festival toulousain qui investit comme à l'accoutumée le cloître des Jacobins tout ce mois de septembre, a confié l'ouverture de sa 44ème édition à deux jeunes et brillants pianistes encore inconnus de la scène française, et . 

Dénicheurs de talents, Catherine d'Argoubet et Paul-Arnaud Péjouan n'ont pas leur pareil pour offrir des surprises à leur public : chaque année des noms qui ne disent rien à personne côtoient dans leur programmation des grandes figures du piano toutes générations confondues, tels dans cette édition Elisabeth Leonskaja, Jean-Claude Pennetier, Jonathan Fournel… Inaugurer une édition avec le récital d'un jeune inconnu de 23 ans, qui en outre vient jouer la Sonate en si mineur de , ne manque pas de hardiesse. Cette œuvre majeure du répertoire exige d'être diablement à la hauteur, et à son âge, est-il possible de l'être ? Une suspicion que aura tôt fait de balayer. 

dans le sillage des grands

Venu tout droit de Géorgie, sa terre natale, quelques prix internationaux en poche, la fée Martha Argerich – son modèle – penchée sur sa destinée au Concours de Vigo où il remporte le 1er Prix, le jeune homme (par ailleurs passionné de musique électro) poursuit ses études en de bonnes mains à Genève, celles de Nelson Goerner. Et cela s'entend. Sans que s'efface sa personnalité, un musicien se forge en profondeur par ses maîtres, et Giorgi Gigashvili ne pouvait trouver mieux que ce dernier pour aborder le monument lisztien, tout comme les Kreisleriana  op.16 de par lesquelles il ouvre son récital. Il se lance dans la première de leurs huit pièces, mu par un élan intérieur d'une force irrépressible, ne retenant rien de l'emportement, de l'agitation qui la caractérisent, mais dans la maîtrise de l'articulation de ses traits bouillonnants, dans le contrôle parfait des dynamiques. Son jeu incarné, puissant, dense, projette le son du Steinway jusqu'à l'épicentre du cloître. Tout est là, dans ces premières mesures, de ce qui adviendra au fil des pages. Le pianiste sait construire. Il maîtrise le temps musical, joue des rythmes, des timbres, des textures du son, des éclairages, des contrastes, des humeurs, entre tumulte et paix, avec une grande justesse d'intentions. La musique surgit parce qu'il n'ajoute rien de plus, laissant parler les notes d'elles-mêmes.

Il aborde la Sonate en si mineur un peu de la même manière, sans réserve, avec affirmation, presque autorité, entrant immédiatement dans le vif de son sujet. C'est saisissant. Là aussi il impressionne par son art de la construction. À peine a-t-il commencé que l'on perçoit déjà sa vision, l'œuvre dans son entièreté. Les atmosphères, les contrastes marqués, les respirations, les suspensions, les silences habités, l'intensité du lyrisme concourent à une lecture de l'œuvre d'une puissance et d'une profondeur qu'il faut saluer chez un si jeune pianiste. 

Peut-on encore jouer quelque chose après la Sonate en si mineur ? Giorgi Gigashvili nous convainc que c'est le cas, avec les Intermezzi op.117 de , qu'il joue décantés, dépouillés, dans la retenue, la demi-teinte, parfois même en apesanteur dans la couleur de basses brumeuses sans que l'on entende l'attaque des notes. Juste leur profondeur, superbement dosée sous la lumière tamisée du registre aigu. Le concert aurait pu s'arrêter là. Mais le pianiste ajoute la Sonate n°9  op.68 d', sa « Messe noire ». De son univers étrange, sombre, du plus profond de sa noirceur, il laisse jaillir des étincelles, extrait une lumière surnaturelle. L'atmosphère y est à la fois inquiétant et attirante, et le pianiste nous emporte à la fin dans les rythmes d'une énigmatique danse rituelle. Réjouissant le public, une pétillante Sonate de vient, en bis, alléger et illuminer la fin du récital. (NDLR : le concert présenté par Arnaud Merlin est proposé à la ré-écoute sur le site de France Musique)

Les paysages intérieurs de

Depuis le jour où il a posé ses mains de bambin sur le clavier, improvisant avant même de  savoir lire ses notes, aujourd'hui âgé de 26 ans trace avec assurance son chemin de musicien : le jeune pianiste allemand originaire de la région de Francfort étudie depuis 2021 à la Kronberg Academy auprès d'Andras Schiff, et a déjà gravé un disque salué par la critique (Prokofiev chez Ibs Classical). Ce deuxième soir de festival le cloître des Jacobins est tout aussi plein que la veille. Faisant ici ses débuts en France, le jeune homme à la fine silhouette regagne le piano d'un pas preste, et après un court instant de concentration commence la première pièce de son programme qui interpelle par son caractère inédit. Il s'agit de la Suite pour piano de Roméo et Juliette de Serge Prokofiev, mais recomposée, mêlant des transcriptions de son cru à celles du compositeur (sa Suite op.75), dont il ne retient que cinq des dix numéros : Scène, la Danse des jeunes filles aux lys et bien sûr Frère Laurent, la Danse des Chevaliers, et Mercutio. Ainsi, puisant dans la partition d'orchestre, propose t-il un nouveau récit pianistique en ajoutant Roméo à la Fontaine, La Dispute, le Madrigal/Ange adorable et Tybalt reconnaît Roméo. On apprécie son jeu fin et expressif, la beauté et la délicatesse des lignes dans les pièces les plus sereines et tendres (Mardigal/Ange adorable), la chaleureuse poésie de Frère Laurent, la noire et effrayante dureté de la Danse des Chevaliers, et son facétieux et bondissant Mercutio par lequel il termine. Le pianiste séduit par l'élégance stylistique – qu'il privilégie devant la puissance sonore – la clarté et le bon goût de son jeu, perceptible dans les détails. 

Peut-être ne lui fallait-il pas ensuite jouer ces quatre Préludes de , dont il n'a pas encore entièrement perçu l'étendue des couleurs, et qui manquent de caractérisation (Général Lavine-excentrique, et Ce qu'a vu le vent d'ouest). Il en est également de même de l'orientaliste Puerta del Vino, mystérieuse mais privée de ses « brusques oppositions… »  et dénuée de sensualité, et de la Cathédrale Engloutie par endroits imprécise dans le dosage du poids des accords et manquant de majesté, bien que sa submersion finale soit très réussie. 

Restant dans la musique française, Julius Asal a ensuite le grand mérite de rendre justice au compositeur , l'un des compères du Groupe des Six, dont on n'entend jamais les œuvres, nous berçant de son Nocturne en ré bémol majeur op.40 d'une troublante mélancolie. Enfin retour au répertoire russe avec un florilège de pièces de Rachmaninov, le Nocturne en la mineur op.10/1, cinq des Préludes de l'op.32 et le Prélude en do dièse mineur op.3/2 sur lesquels il porte un regard introspectif, contemplatif. Avec une délicatesse infinie, il se fait ici peintre d'émouvants paysages intérieurs, soignant la pureté des lignes, la clarté harmonique, sans jamais forcer la nuance ni l'intensité sonore, même dans le treizième Prélude, si exalté. Tout cela est si beau que le public, dans une religieuse écoute, retient son souffle avant d'applaudir. Julius Asal ne cache pas sa joie, et partage quelques pages en bis qu'il pioche lui aussi dans les 555 Sonates de Scarlatti. Deux d'entre elles, la première légère et aérienne comme une aile, la seconde d'une douceur infinie. 

Crédits photographiques © Festival

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