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Le Canard sacré de Hans Gál, une rareté ambitieuse à Heidelberg

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Heidelberg. Marguerre-Saal. 22-X-2023. Hans Gál (1890-1987) : Die heilige Ente. Ein Spiel mit Göttern und Menschen (Le Canard sacré. Un jeu avec dieux et hommes) op.15, opéra en trois actes sur un livret de Karl Michael von Levetzow et Leo Feld. Mise en scène : Sonja Trebes ; décors : Dirk Becker ; costumes : Jula Reindell. Ipča Ramanović (Mandarin) ; Irina Simmes (Li) ; Winfrid Mikus (Yang) ; Theresa Immerz (Danseuse) ; James Homann (Bateleur) ; Wilfried Staber (Bonze) ; João Terleira (Majordome) ; Jaesung Kim, Lars Conrad, Han Kim (Trois dieux). Choeur du Théâtre de Heidelberg ; Philharmonisches Orchester Heidelberg, direction : Dietger Holm

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Louées soient les scènes allemandes pour leur travail infatigable de redécouverte du répertoire oublié du XXᵉ siècle.

Le sort n'a pas été doux avec : non seulement il a dû fuir l'Allemagne puis l'Autriche nazies, non seulement il a été interné comme ressortissant d'un pays ennemi dans l'Angleterre en guerre, mais la première production scénique moderne d'un de ses grands opéras a rencontré un autre ennemi : en mars 2020, le théâtre de Heidelberg a fermé juste après la première du spectacle, que peu de spectateurs avaient donc pu voir. Fort heureusement, le théâtre ne s'est pas laissé décourager et le remet en scène, avec une distribution partiellement renouvelée, en 2023, quelques mois après le centième anniversaire de sa création. L'activité inlassable de la fille de Gál, qui est venue à Heidelberg pour cette représentation, n'est pas pour rien dans cette résurrection.

Le Canard sacré, est-ce un nom sérieux pour un opéra ? Gál et son librettiste attitré, Karl Michael von Levetzow, ne manquaient certainement pas d'ambition pour une œuvre qui est tout sauf une opérette : il s'agit certes d'une histoire chinoise, mais on est plus près de La femme sans ombre que du Pays du sourire, avec une profondeur philosophique qui n'est pas négligeable ; le texte comme la musique refusent tous les effets exotiques, et il est fort logique que la mise en scène réduise elle aussi la couleur locale à sa plus simple expression, comme le souhaitait le compositeur.

Le canard du titre n'apparaît dans l'œuvre que par quelques coin-coin diffusés par haut-parleurs ; c'est le coolie Yang qui est au centre de l'histoire, lui qui, chargé de livrer au palais du mandarin le canard qui va être servi à la table du maître, se retrouve en bien mauvaise posture lorsque le canard disparaît. C'est que les dieux s'ennuient et ont décidé de mettre un peu de chaos dans les affaires des hommes : non seulement ils font disparaître le fameux canard, mais ils placent l'âme de Yang dans le corps du mandarin, et vice-versa, si bien que chacun découvre le monde dans la position de l'autre. Le mandarin découvre la vraie vie, le coolie abolit presque sans le vouloir le carcan rigide que le système mandarinal faisait peser sur tous. L'œuvre, composée juste après la première guerre mondiale, après l'effondrement des empires d'Europe centrale, est un témoignage saisissant des bouleversements qui s'en suivirent en se plaçant clairement du côté du nouveau monde et non de la nostalgie du passé disparu.

Un théâtre musical pleins de symboles et d'émotions

La musique de Gál n'appartient pas aux avant-gardes de son temps, elle ne procure pas une expérience aussi forte que celle de Wozzeck, qui en 1923 était achevé mais pas encore créé, parce qu'il n'a pas l'ambition d'inventer un langage musical nouveau, mais il n'est plus dans le gigantisme post-romantique dont La Femme sans ombre, créée cinq ans plus tôt, était alors le plus récent exemple. Le canard sacré partage avec le chef-d'œuvre de Strauss des motifs communs – le mandarin et l'Empereur ont des traits communs, et plus encore la femme du mandarin et l'Impératrice qui partagent un même sentiment d'incomplétude. Le coolie Yang est parent de Barak, aussi profondément bon et humain, aussi bouleversé par la remise en cause de son honorable existence. Mais les auteurs du Canard sacré n'entendent pas atteindre à d'aussi hautes sphères que le livret de Hofmannsthal : ils recourent à la comédie plutôt qu'aux allégories altières, sans pour autant tomber dans la farce. L'univers sonore de la partition est plus proche des opéras de Korngold de la même époque que de la Femme sans ombre ; l'écriture vocale qui garde encore les traces des extrêmes post-wagnériens a des séductions plus immédiates, et une clarté qui met efficacement en avant le drame, tout en individualisant avec beaucoup de soin les personnages.

Le spectacle de Heidelberg constitue une bonne approche pour cette partition presque inconnue, avec une mise en scène de Sonja Trebes qui en illustre les enjeux de façon assez lisible, en limitant le cadre chinoisant au strict nécessaire. La malchance veut que pour cette soirée de reprise le héros soit diminué par une infection hivernale : Winfrid Mikus laisse voir pendant le premier acte ce qu'aurait dû être son interprétation, très expressive et élégamment musicale, mais la maladie lui permet tout juste de marquer la suite de son rôle. Les autres rôles, à commencer par la femme du mandarin (Irina Simmes) et le couple comique des bateleurs (Theresa Immerz et James Homann), sont autant à la hauteur de l'œuvre ; l'orchestre fourni mais jamais massif demandé par Gál aide l'ensemble de la troupe à faire vivre le véritable théâtre musical que Gál et ses librettistes avaient imaginé, et le directeur musical intérimaire de la maison, , dirige l'ensemble d'une main sûre.

La redécouverte de l'œuvre ne justifiera sans doute pas qu'on réécrive l'histoire de la musique pour faire du compositeur le héraut d'une nouvelle voie de la modernité aux côtés de Schönberg, de Stravinsky ou de Janáček, mais il faut vivement souhaiter qu'un premier enregistrement discographique en soit enfin publié (la première de 2020 avait été radiodiffusée), et on attendra avec grand intérêt une nouvelle production qui saura tirer parti des considérables possibilités théâtrales du livret et de la partition.

Crédits photographiques : © Susanne Reichardt

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