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4 (trop) petites nuances de Kylian à l’Opéra Garnier

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Paris. Palais Garnier. 8-XII-2023. Ballet de l’Opéra de Paris : Jiří Kylián.
STEPPING STONES. Musique : John Cage (1912-1992), Anton Webern (1883-1945)
Chorégraphie : Jiří Kylián.
GODS AND DOGS. Musique : Dirk P. Haubrich (1966), Ludwig van Beethoven (1770-1827)
Chorégraphie, décors, costumes et conception musicale : Jiří Kylián
PETITE MORT. Musique : Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Chorégraphie, décors et lumières : Jiří Kylián
SECHS TÄNZE. Musique : Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Chorégraphie, décors et costumes : Jiří Kylián
Avec les Étoiles, les Premières Danseuses, les Premiers Danseurs et le Corps de Ballet de l’Opéra national de Paris. Musiques enregistrées.

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Avec trois nouvelles œuvres de Jiri Kylian entrant au répertoire du Ballet de l'Opéra de Paris, un festin grandiose était annoncé. Or, servi en quatre plats presque identiques, il laisse le goût déçu d'un menu répétitif.

Aurélie Dupont, qui avait programmé cette saison 2023/2024 avant de quitter la Direction du Ballet de l'Opéra en juin 2022 peut s'enorgueillir d'avoir convaincu le grand chorégraphe tchèque d'enrichir le répertoire du Ballet de l'Opéra de Paris de trois de ses œuvres.  Il s'agit de reprises de ballets importants crées en 2008 (pour Gods and Dogs) voire même en 1991 (pour Petite Mort et Sechs Tänze sur du Mozart). Prises séparément, chacune d'elle a sa valeur. L'ex-Directrice de la danse n'a-t-elle donc pas perçu que ces quatre œuvres (avec Stepping Stones déjà au répertoire depuis 2001) programmées ensemble allaient non pas s'additionner richement mais se télescoper, tant elles se nourrissent d'un même univers (même plongée dans le noir, costumes presque identiques pour les trois premiers, et construction semblable sur une suite constante de solos, duos trios ou quatuors…) ?

C'est rageant, tant Jiri Kylian possède à son actif tant d'autres ballets aux esthétiques et univers bien plus divers. On aurait aimé, par exemple, revoir Sinfonietta, ballet lumineux et coup de maître des débuts de Kylian (il date de 1978), et qui fût aussi la toute première entrée au répertoire de l'Opéra d'une de ses œuvres, en 1990. Et c'est un peu frustrant aussi de voir ce qu'en font, ici, les générations actuelles de danseurs français.

Ce qui est beau chez Kylian, ce sont souvent les pas « entre », les liaisons entre les mouvements. Là où la virtuosité n'est plus, où le corps respire deux secondes et devient humain avant de reprendre sa course folle. Or, on voit peu cela chez les danseurs de l'Opéra, qui enchaînent les pas avec une parfaite virtuosité mais sans y mettre de ruptures, de ralentis, de reprises et d'attaques. L'Opéra danse « carré », là où Kylian est en rondeur et en fluidité permanente. Le style de Kylian est traître. Il donne à penser qu'il est   constamment virtuose et brillant, donc dénué de fragilité, alors que cela est, bien souvent, fondé sur une mélancolie et des corps qui s'effondrent et se reconstruisent, parce qu'un lien humain se distend dans un couple et se retend,  avec une souffrance intérieure transcendée par la danse comme exutoire. Une danse plus du tout aussi classique qu'elle ne le laisse croire, mais qui se laisse envahir par de légers soubresauts de modern dance voire de voguing. Ce sont tous ces sous-textes que l'on ne distingue pas assez, comme si les danseurs s'étaient arrêtés au premier acte purement physique et technique d'une aventure en deux temps. Il nous manque la fin, le bout du travail, l'apothéose, le sel de la chose. Qui porte sans doute le nom de «style ».

Tout commence plutôt bien, dans Gods and Dogs, suite sur Beethoven de solos et duos sur fond noir puis  rideau en pluie de chaines, avec une variation  énergique et convulsive d'une danseuse suivie de sept autres artistes (on ne peut oublier l'arrivée glissade au sol de ) qui vont évoluer dans des solos et duos tout en mouvements étirés jusqu'au bout du déséquilibre. Les duos, ici, sont toujours dans l'énergie, la force, la contorsion maximale pour passer au-dessus ou en dessous de son partenaire, la porter, la soutenir, là où l'on devrait y voir aussi la profondeur de couples en recherches et en dialogues. On aura surtout repéré dans ces quatre duos, le tout premier, composé de la belle danseuse Coréenne Hohuyn Kang et de Francesco Mura, qui clôt ce ballet par un solo enfin poétique.

Stepping Stones entré au répertoire en 2001 est une  étrange ablution de danseurs portant dans les mains ou dans les pieds quelques répliques d'oeuvres d'art en boîtes, sous la haute surveillance de grands chats égyptiens. Les filles sont sur pointes, les hommes en boxers, torses nus. Là encore, les configurations (solos, duos, trios, quatuors) s'enchaînent, à toute vitesse, en oubliant quelque peu l'émotion de l'humain. S'il n'y avait quelques récurrences à la Kylian des portés en écart facial ou les jambes croisées devant pour les filles, on pourrait aussi se croire dans un univers béjartien, voire forsythien, en extension. La poésie s'invite néanmoins dans un port de bras furtif de Mathieu Ganio ou de .

Après le second entracte, place à Mozart et à Petite Mort, indéniable chef d'œuvre de 18 minutes, datant de 1991, qu'il fallait avoir à l'Opéra de Paris. Le fameux début des six garçons torse nu et boxer (encore) maniant l'épée, symbole phallique par excellence, conduit à l'apparition, après un grand lâcher de rideau, de filles formant alors des duos devant être très sensuels, portés par les fameux adagio et andante des concertos pour piano en la majeur et do majeur de Mozart. Apparaissent aussi les fameuses robes noires à panier (la vraie mort ?) qui roulent toutes seules, formant un effet comique bienvenue avant les duos légendaires de ce ballet portés merveilleusement notamment par et  le tout nouveau Premier Danseur Florent Melac.

C'est encore Mozart qui clôt la soirée (entièrement enregistrée, laissant la fosse vide) avec Sechs Tânze, une humoristique pochade de serviteurs mozartiens en goguette, robe de dessous à panier pour les filles et perruques poudrées pour les garçons, qui s'amusent à se surprendre. C'est drôle, frivole, terriblement musical (comme toute la soirée, d'ailleurs), mais d'où vient que la salle rit si peu, là où la chorégraphie est gaguesque en diable ? Sans doute que la version musicale choisie va bien trop vite et que les danseurs courent après leur moitié comme après la musique. Ou qu'ils n'ont pas encore, en ce jour de Première, assimilé totalement l'impossible et si mystérieux talent complexe du maître exquis du Nederland Dans Theater.

Attendons la fin de la série, voire même une prochaine reprise pour voir des danseurs classiques si virtuoses se défaire de leurs pelures académiques et se mettre vraiment à nu, dé-« vêtus de tout ce qui nous est donné, imposé ou que nous avons hérité » comme l'écrit Kylian dans le programme. Lui qui dit aussi : « J'aime cette zone grise entre être et non-être, entre lumière et ténèbres. »

Le spectacle sera retransmis en direct le 15 décembre 2023 sur le site Parisoperaplay, puis disponible en replay.

Crédits photographiques : © Ann Ray / Opéra national de Paris

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