L’admirable Rusalka d’Asmik Grigorian au Festival d’opéra de Munich
La mise en scène bien connue de Martin Kušej, en dépit d'une direction un peu brouillonne, garde son pouvoir de fascination malgré ses limites.

Quel chemin parcouru pour Rusalka ! Longtemps une rareté en Europe de l'Ouest, redécouvert progressivement il y a guère plus de trois décennies (on se souvient de la production parisienne de Robert Carsen, créée en 2002), le pénultième opéra de Dvořak est désormais pleinement intégré au répertoire, et même plus : il fait partie de ces œuvres qui stimulent le plus la créativité des metteurs en scènes, parce que ce qu'il raconte résonne profondément avec notre monde. La production de Carsen, avec sa stupéfiante beauté visuelle, se contentait d'une vision psychologique somme toute traditionnelle ; depuis, la prise de conscience de la violence faite aux femmes – avant même les mouvements Me too – a profondément nourri la réception de l'œuvre, avec d'abord la mise en scène salzbourgeoise de Jossi Wieler (2008), implacable démonstration du mécanisme de la cruauté dont Rusalka est la victime ; plus récemment, le déchirant spectacle de Bastian Kraft à Stuttgart se plaçait à la hauteur du personnage, avec une tendresse et une empathie qui mettaient les spectateurs à la hauteur des victimes.

La production de Martin Kušej à Munich, créée en 2010 (et largement diffusée par le DVD), tirait directement profit du précédent de Salzbourg – on le voit notamment au début de l'acte II, où la cruauté même pas consciente du garde-chasse et du garçon de cuisine se manifeste dans le découpage du gibier, un lièvre chez Wieler, une biche chez Kušej : la cruauté n'est pas la dérive de quelques inconscients, c'est le quotidien de tous. Même l'Ondin (Christoph Fischesser, qui manque un peu de relief) est mis en cause : certes, le livret fait de lui dans la première scène un double d'Alberich, entraînant les nymphes au fond de l'eau, mais Kušej franchit une étape supplémentaire : le rideau se lève sur un paysage alpin façon dépliant touristique, mais le monde de l'ondin est en-dessous, en un caveau sinistre qui pourrait bien servir de cachot pour ses victimes ; l'actualité du moment en Autriche, avec la découverte de jeunes filles séquestrées (affaire Josef Fritzl, affaire Natascha Kampusch), joue certainement ici, et l'Ondin finit arrêté par la police à la fin de l'opéra – fausse piste pourtant, parce que l'Ondin joue auprès de Rusalka un rôle beaucoup plus positif, figure paternelle qui ne peut pas lui apporter le salut, mais n'est pas le responsable de ses malheurs : Kušej assume cette dualité, mais l'alternance de ces deux phases n'a pas beaucoup de sens. Reste un spectacle dense, bien mené, toujours vivant aujourd'hui, qui aborde frontalement les thèmes sensibles de l'œuvre – mais sans arriver à une interprétation cohérente pour intégrer toute sa polysémie.

Le spectacle munichois avait été pour Kristīne Opolais, au bref temps de sa splendeur, et elle y était souvent revenue ; en 2023, Asmik Grigorian a repris le rôle, et le moins qu'on puisse dire est qu'elle fait aisément oublier sa devancière, pour ses capacités purement vocales, pour l'intensité de son incarnation et pour la qualité de son jeu scénique : n'était l'orchestre, on en viendrait presque à oublier qu'on assiste à une première et non à une représentation de répertoire. Grigorian n'est pas une de ces bêtes de scène qui tirent toute la couverture à elle : elle est au service de son personnage, et elle convainc par l'émotion intérieure plus que par les grands effets. L'enthousiasme est moindre pour son partenaire Pavol Breslik, qui réussit bien les parties les plus lyriques de son rôle, mais est souvent en panne d'héroïsme, et plus concrètement de puissance, face à un orchestre qui ne lui facilite pas la tâche.
Autour d'eux, fort heureusement, l'Opéra de Bavière a réuni une distribution solide : Okka von der Damerau avait participé à la première de cette production, mais dans le rôle de la Troisième nymphe ; cette fois, elle est la sorcière, Ježibaba : elle n'est pas dans l'opéra un monstre qui fait peur, et lui donne toute la chaleur et toute l'humanité nécessaire, sans oublier la distance ironique avec laquelle, au premier acte, elle accomplit les rites de transformation. Pas de caricature non plus avec la Princesse étrangère d'Elena Guseva – il est vrai que la mise en scène s'abstient fort heureusement de la faire tomber dans le cliché de la vamp, de la femme fatale, tout en ne montrant le personnage que pour ce qu'il est, une surface de projection du prince pour incarner son banal idéal féminin, contre lequel Rusalka n'a aucune chance.
Reste, donc, l'orchestre : il connaît certes bien la partition, et il l'a déjà jouée trois fois sous la direction d'Edward Gardner en juin dernier, mais l'impression reste celle d'un travail encore brouillon, les représentations précédentes n'ayant visiblement pas suffi à fixer ce que le travail de préparation limité propre aux représentations de répertoire ne pouvait mettre en place. La dynamique comme les couleurs orchestrales ne semblent donc pas toujours le fruit de choix rigoureux, et on ne peut pas dire que cela aide les chanteurs à donner le meilleur d'eux-mêmes. L'incarnation majeure d'Asmik Grigorian et l'intérêt soutenu de la mise en scène de Kušej suffisent tout de même à rendre la soirée gratifiante et digne du vénérable festival d'opéra de Munich.
Crédits photographiques : © Geoffroy Schied
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