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Eugène Oneguine, le songe de trois pions…

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Dijon, Grand-Théâtre, le 16-V-2006. Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) : Eugène Oneguine, scènes lyriques en trois actes et sept tableaux sur un livret du compositeur et de Constantin Chilovski. Mise en scène : Michel Fau ; décors et costumes : David Belugou ; lumières : Xavier Hollebecq. Avec : Cécile Perrin, Tatiana ; Evgueniy Alexiev, Oneguine ; Hugo Mallet, Lenski ; Delphine Galou, Olga ; Jean-Claude Sarragosse, le Prince Gremine ; Béatrice Burley, la Nourrice ; Anne Barbier, Mme Larina ; Eric Vignau, Monsieur Triquet ; Eric Demarteau, Zaretski ; Arnaud Pfeiffer, Guillot. Chœur et orchestre du Duo-Dijon (chef de chœur : Bruce Grant), direction : Jean-François Verdier.

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Se référant à un chapitre du roman en vers de Pouchkine, où celui-ci « raconte le rêve étrange de Tatiana, peuplé de monstres », nous dit que sa mise en scène se veut « un témoignage des songes et des cauchemars de l'humain ».

Dans cette optique, il s'assure le concours d'un accessoire privilégié : le lit. Ce lit cher à Maupassant (celui des Nouvelles), qui le définit comme « couche de mollesse et de repos » tout autant que « lieu de douleurs aux corps épuisés ». Un lit omniprésent tout au long des trois actes de la pièce, au point d'en devenir un tantinet agaçant. Tatiana y passe le plus clair de son temps ; et c'est, naturellement, de son lit que va se dérouler la fameuse scène de la lettre (et que se déroule – littéralement ! – la lettre en question, longue à l'infini). Lenski, face à un magnifique paysage hivernal (cadre du duel – de fatale issue – qui l'oppose à Oneguine), Lenski, donc, s'y pelotonnera, le temps de mettre de l'ordre dans ses pensées, juste avant son chant du cygne ; et c'est encore sur ce lit qu'Oneguine, autre malheureux pion sur l'échiquier du destin, nous confie son désarroi et son mal de vivre au début de l'acte III. Trois personnages, en somme, qui pourraient faire leurs les mots de Maupassant (nous y revenons) : « Que de cris, que d'angoisses, de souffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d'agonie, de bras tendus vers les choses passées, d'appels aux bonheurs enfuis à jamais…que de convulsions, de râles, de grimaces, de bouches tordues, d'yeux retournés, dans ce lit où je vous écris, depuis trois siècles qu'il prête aux hommes son abri ! »

L'argument de l'opéra sans doute le plus joué du répertoire russe (avec Boris Godounov), et lui aussi né de l'imagination de Pouchkine, tient en une phrase : Tatiana s'éprend d'une sorte de dandy indifférent (Oneguine), blasé et cynique, qui s'éprendra d'elle à son tour sur le (trop) tard…. Vient se greffer là-dessus, à mi-chemin du dénouement, une intrigue annexe, étrangement prémonitoire quant au destin du poète Pouchkine, lequel aura connu, en 1837, et à l'instar du personnage de Lenski, la même fin tragique que son héros et dans les mêmes circonstances (un duel). Tatiana est l'incarnation même de la jeune fille russe romantique, forcément rêveuse et facilement exaltée, commune à la plupart des auteurs russes de l'époque, et l'on ne s'étonne pas que, sous l'inévitable icône d'une Vierge à l'enfant, avec sa veilleuse perpétuelle et le portrait du père, elle soit à ce point habitée à la fois de légendes illustrant la culture populaire russe et de romans sentimentaux (anglais et français) ; mais le problème est de rendre crédible un tel personnage….

Musicalement, ce n'est pas que cette production déçoive. L'orchestre, mené par un Jean-François Verdier de grande aisance s'y montre une fois de plus à son avantage (si l'on veut bien passer sur quelques intonations approximatives des vents) ; le chœur, efficacement préparé dans le phrasé, l'accentuation et l'articulation de la langue est tout à fait convaincant (et l'épisode des Moissonneurs, par exemple (Acte I) est, à cet égard, exemplaire), mais l'on peut s'interroger sur certain(s) choix du plateau vocal. Dans le rôle-titre, n'appelle que des éloges, de même que l'Olga de , dont la voix, même si elle manque un peu de volume, est superbement timbrée et tellement émouvante dans le contralto (on se prend à regretter que le livret la fasse disparaître dès la mort de son fiancé…) ; et encore le magnifique Grémine de Jean-Claude Sarragosse ou l'irrésistible numéro quasi baroque de Triquet (). En revanche, en Tatiana ne nous convainc pas pleinement ; manquant déjà, physiquement, d'une certaine… » fragilité », un peu trop monolithique, elle est, vocalement, plus proche de Wagner que de Tchaïkovski, car trouvant plus aisément ses marques dans la véhémence que dans le lyrisme pur. Enfin, la prestation du ténor Hugo Mallet en Lenski revêt, certes, toute crédibilité, mais accusant quelques brisures (fatigue ?) dans la ligne de chant, elle n'est cependant pas de parfaite séduction. On apprécie toutefois cette bonne idée de mise en scène qui, dans le tableau d'avant-duel (et de son épilogue), lui confère une dimension shakespearienne ; son personnage évoquant un Hamlet confronté à ses problèmes existentiels dans son monologue avec un crâne.

Point de faiblesse dans les « seconds rôles » parmi lesquels émerge la nourrice (), maternelle et apaisante à souhait.

Au bilan, cette production d'Eugène Oneguine, qui clôture la saison lyrique du Duo-Dijon, si elle ne soulève pas l'enthousiasme, ne prête cependant pas le flanc à de lourdes critiques. Dans l'exercice, ô combien difficile, de la séduction (et particulièrement lorsqu'il vise le public d'opéra), tout n'est, le plus souvent, qu'affaire de détails…. Un lit (incongru à force de récurrence), la note hasardeuse d'un corniste, le legato perfectible d'une voix, un jeu de scène mal perçu…et vous voilà partagé et perplexe…. Allons, ce n'est assurément pas si grave, et Tchaïkovski, lui, s'en sort globalement plutôt bien. N'est-ce pas là l'essentiel ?

Crédits photographiques : © Gérard Amsellem Duo-Dijon

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Dijon, Grand-Théâtre, le 16-V-2006. Piotr Illitch Tchaïkovski (1840-1893) : Eugène Oneguine, scènes lyriques en trois actes et sept tableaux sur un livret du compositeur et de Constantin Chilovski. Mise en scène : Michel Fau ; décors et costumes : David Belugou ; lumières : Xavier Hollebecq. Avec : Cécile Perrin, Tatiana ; Evgueniy Alexiev, Oneguine ; Hugo Mallet, Lenski ; Delphine Galou, Olga ; Jean-Claude Sarragosse, le Prince Gremine ; Béatrice Burley, la Nourrice ; Anne Barbier, Mme Larina ; Eric Vignau, Monsieur Triquet ; Eric Demarteau, Zaretski ; Arnaud Pfeiffer, Guillot. Chœur et orchestre du Duo-Dijon (chef de chœur : Bruce Grant), direction : Jean-François Verdier.

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