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La musique des seuils avec l’Ensemble Intercontemporain

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Paris. Cité de la Musique, Salle des concerts. 9-VI-2023. Festival Manifeste
Anton Webern (1883-1945) : Cinq Pièces pour orchestre op.10 ; Mark Andre (né en 1964) : Dasein I, pour ensemble et électronique ; Kaija Saariaho (née en 1952) : Lichtbogen, pour 9 instruments et électronique en temps réel ; Gérard Grisey (1946-1998) : Quatre Chants pour franchir le seuil, pour voix de soprano et quinze musiciens. Sophia Burgos, soprano ; Carlo Laurenzi, électronique Ircam ; Clement Cerles, diffusion sonore Ircam ; Éric Soyer, lumières ; Ensemble Intercontemporain, direction : Matthias Pintscher

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Dédié à qui nous a quittés le 2 juin dernier, et marquant la fin du mandat de , le concert de l'EIC, joué à guichet fermé sur le plateau de la Cité de la Musique et dans le cadre du festival , prend ce soir une tournure symbolique toute singulière.

« J'ai voulu résumer ce que j'ai essayé d'accomplir pendant ces dix années : faire ressentir le lien des œuvres d'aujourd'hui avec le grand répertoire », explique , interrogé par Pierre Gervasoni dans Le Monde. Aussi inscrit-il, pour débuter cette soirée particulière, les Cinq Pièces pour orchestre op. 10 d', « parce que toutes les œuvres que l'on crée aujourd'hui lui doivent quelque chose », ajoute-t-il. L'œuvre est sous les doigts de l'Ensemble, enchaînant cinq « tableaux » qui couvrent à peine cinq minutes, entre le délicat (zart) et l'extrêmement délicat (äusserst zart), le jeu fluide (fliessend) et très fluide (sehr fliessend). Webern hausse le ton dans le 2, met en vedette le violon, le cor, la clarinette et le trombone (figures sur fond) dans le 3, quand le 4, disant encore moins, est conduit par la mandoline. Le 5 est le plus disert, avec ses relais de timbre et son crescendo. Le jeu des musiciens n'est que délicatesse, entre tendresse et fantaisie, beauté du timbre et souplesse de l'articulation.

Pour sa dernière, a passé commande à , « un frère spirituel » aime-t-il à dire à propos de ce compositeur français vivant à Berlin, qui a germanisé son nom pour mieux s'ancrer dans le pays de ses origines. Créé par l'EIC en 2021, son Wohin pour harpe et ensemble résonnait il y a peu dans la Pierre Boulez Saal de Berlin. Dasein I pour ensemble et électronique poursuit ses recherches d'une musique de la disparition et de l'instabilité. Andre a travaillé avec les musiciens de l'EIC et l'un des RIM de l'Ircam () pour composer, à partir de la résonance de trois plaques tonnerre, ce qu'il nomme « les interstices du son » et la part de fragilité et d'ambiguïté qu'ils véhiculent. Souffle, respirs, frottements de main, bruit blanc sont au départ d'une musique quasi désertique, donnant à entendre les phénomènes du sable et du vent, par filtration/hybridation des couleurs instrumentales et morcellement du matériau : impacts sonores distribués dans l'espace-temps, résonance des métaux, cordes comme électrifiées… L'accordéon joue un rôle d'interface entre les instruments acoustiques et la partie électronique de sons fixés. L'élaboration est complexe et le résultat sonore tout à la fois puissant et troublant. L'idée de garder l'électronique sans les instruments, in fine, s'entend comme la métaphore de la disparition.

Matthias Pintscher prend le micro pour rendre hommage à la compositrice et amie Kaija Sarriaho dont le Lichtbogen (Arche de lumière) a été mis à l'affiche du concert bien avant la disparition de la compositrice. C'est une des premières pièces que le chef a posées sur son pupitre à l'âge de vingt ans, lors d'un concert avec le Klangforum Wien. Œuvre de jeunesse (1985-1986) de la compositrice, c'est aussi sa première composition assistée par l'ordinateur qui utilise les outils d'analyse spectrale dans le contexte d'une musique purement instrumentale. L'œuvre fait également référence aux phénomènes de la nature, à une aurore boréale à laquelle elle avait assisté dans le ciel arctique au moment de la composition de l'œuvre. Au premier plan, la flûte de Sophie Cherrier (du piccolo à l'alto) égrène la série des partiels du spectre sur une toile sonore flottante évoluant de la transparence toute ravélienne à la phase saturée de la matière. Une sensation d'espace et de profondeur est ménagée par les effets discrets de l'électronique en temps réel (Clément Cerles à la diffusion) et prolongée par les lumières d'Éric Soyer : l'alchimie des timbres et l'aura scintillante font de Lichtbogen le jardin féérique de dont les musiciens restituent à merveille tout à la fois la ciselure de l'écriture et l'irisation des couleurs.

Quatre chants pour franchir le seuil de entendus en seconde partie de concert portent l'émotion à son comble. « Quatre chants » est une méditation sur la mort aussi étrange qu'hallucinée, écrite quelques mois avant la disparition du compositeur (il avait 52 ans), une œuvre monde livrant la part la plus profonde et habitée de son imaginaire sonore, dans une écriture inventive autant qu'épurée. L'œuvre s'enveloppe de mystère, tant par son inspiration littéraire (des textes empruntés à quatre civilisations) que par le choix de son instrumentation (prédominance des vents avec quatre saxophones et tessitures graves) et les options multiples de son écriture vocale entretenant un rapport étroit avec les instruments. Comme il l'a fait dans ses Espaces acoustiques, Grisey prévoit des interludes pour relier chacun des chants. Il s'agit, du moins pour les deux premiers, d'une séquence de bruit blanc (frottement d'une peau de tambour) qui assure le continuum. La jeune soprano originaire de Chicago, , est dans les rangs des instrumentistes, tout à la fois autonome et dépendante du jeu instrumental : comme dans le premier chant (La Mort de l'ange) d'après Les Heures à la nuit, texte de Christian Guez Ricord dont les mots isolés, entendus dans une stylisation vocale singulière, alternent avec de longues tenues dans l'aigu où la voix fusionne avec la trompette bouchée. L'action des steel drums mis en valeur dans l'interprétation haute en couleurs de Matthias Pintscher, accentue les effets de distorsion et l'étrangeté des sonorités. La voix longue et richement timbrée de la soprano se plie à tous les registres : économe et retenue dans le 2, hurlante et dominant l'ensemble dans le 3. La Mort de l'humanité (4), d'après l'Épopée de Gilgamesh, est sans aucun doute le numéro le plus saisissant, amorcé par le déferlement des peaux et nourri par la superposition des strates instrumentales que dominent les inflexions de la voix. considère la berceuse finale comme une sorte de cinquième chant, fusionnant là encore le timbre de la voix et celui des instruments. Sur un mouvement caressant et obsessionnel comme celui d'une boîte à musique, Grisey privilégie cette fois les registres clairs (violon, harpe et clavier) voire scintillants de l'instrumentarium, la berceuse étant destinée, selon le compositeur, non pas à l'endormissement mais au réveil !

Passées les quelques secondes recueillies et silencieuses dans le noir de la scène, retentissent hauts et forts les applaudissements qui font revenir plus d'une fois la chanteuse et le chef, puis le chef seul, longuement acclamé, à qui le public fait une standing ovation.

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