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A Rome, la Salomé de Barrie Kosky : noir, c’est noir !

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Rome. Teatro Costanzi. 16-III-2024. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, opéra en un acte sur un livret du compositeur d’après Oscar Wilde. Mise en scène : Barrie Kosky. Scénographie et costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Joachim Klein. Dramaturgie : Zsolt Horpácsy. Avec : John Dazsak, Hérode ; Katarina Dalayman, Hérodiade ; Lise Lindstrom, Salomé ; Nicolas Brownlee, Jokanaan ; Joel Prieto, Narraboth ; Katarina Kherunts, le page ; Michael J. Scott, Christopher Lemmings, Marcello Nardis, Eduardo Niave, Edwin Kaye, les Juifs. Orchestre du Teatro dell’opera di Roma, direction : Mark Albrecht

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Après le succès de sa Flûte enchantée en 2018, le metteur en scène revient à l'Opéra de Rome avec cette enthousiasmante Salomé de , déjà donnée à Francfort en 2020 : une reprise dirigée par Mark Albrecht alignant une distribution de haute volée qui voit les débuts sur la scène du Teatro Costanzi de la soprano dans le rôle-titre.  

Les nombreuses Salomé se suivent mais ne se ressemblent pas, donnant lieu à des interprétations parfois diamétralement opposées exploitant telle ou telle facette de cette œuvre monstrueuse et fascinante depuis la débauche orgiaque de quelques-uns jusqu'à la vision plus décantée de quelques autres…   une fois encore impose sa vision originale, épurée et décapante de l'opéra de (1905). Foin de tout artifice, de tout exotisme, de tout stigmate religieux judéo-biblique ou de tout orientalisme, le metteur en scène pousse l'épure jusqu'à se passer même du décor ! La scénographie pour le moins minimaliste se réduit à une boite noire, éclairée par la lune, parcourue par une poursuite blanche attachée au seul personnage de Salomé puisque c'est à partir de la seule et sombre psyché de l'héroïne que construit et limite son discours…Remarquable d'intelligence et de cohérence, parfaitement fidèle au livret qu'elle explore jusqu'au tréfonds, la proposition du metteur en scène reste centrée sur l'analyse psychanalytique (ou plutôt psychopathologique) de Salomé dont il fait une femme intemporelle, tout sauf une victime, archétype brut du désir, taraudée par une incomplétude mortifère et un désir monstrueux, inassouvi et complexe. Seul personnage à dire toute la vérité sans jamais mentir sur ses sentiments, tout entière habitée par le désir de réaliser ses fantasmes les plus pervers et de jouir sans entraves.

Dans l'obscurité angoissante de la Salle Costanzi, quelques bruits mystérieux et inquiétants déchirent le silence : battements d'ailes d'oiseaux maléfiques ou sinistres grincements de chaine provenant de la citerne ? Soudain, la musique s'élève de la fosse, tandis qu'apparait dans un rayon de lune la silhouette de Salomé, être hybride mi-humain, mi-oiseau, coiffé d'une bien étrange crête captant toute la lumière au sein d'une nuit abyssale…Dès lors le ton est donné d'une lecture qui s'attache au seul personnage de Salomé dont Barrie Kosky retrace le fascinant itinéraire, l'éveil au désir et les pulsions perverses qui la conduiront de l'enfance à la mort. L'enfance d'abord, celle d'une Salomé qui joue à la marelle ou cherche à attraper la Lune dans une robe à paillettes étincelante ; puis vient l'éveil au désir, un désir forcené et pervers qui s'est trompé d'objet en la personne de Jokanaan, donnant lieu à un étrange duo durant lequel Salomé, en robe rouge, réclame un baiser au Prophète que celui -ci lui refuse, non sans une certaine ambiguïté, avant de retourner dans sa citerne ; répondant aux demandes insistantes d'un Hérode fou de désir, Salomé accepte de danser pour lui, une « danse des sept voiles », ici toute symbolique et d'une sensualité torride pendant laquelle Salomé extraira de son entre-jambe une volumineuse et interminable tresse (ressemblant étrangement aux cheveux du Prophète !) dont Hérode se fera un collier ; une danse dont le prix exigé par Salomé sera la tête de Jokanaan…Une tête ensanglantée, suspendue à un impressionnant crochet de boucher qui remonte progressivement du fond de la citerne, dont Salomé  toute de noir vêtue, embrassera voluptueusement la bouche livide, dans une extase morbide (image en creux du tableau « L'apparition » de Gustave Moreau) avant de retrouver le Prophète dans la mort, instant où Eros et Thanatos se confondent dans une complétude enfin retrouvée.

Force est de reconnaitre que cette mise en scène où tout est juste (théâtre, musique et chant) « brille » par sa remarquable cohérence, tant par les éclairages (Joachim Klein) centrés sur Salomé, laissant dans l'ombre les personnages accessoires comme Narraboth dont le suicide par mal d'amour n'est évoqué que par une flaque de sang, pas plus que la querelle des juifs qui apparaissent masqués, réduits à de simples ombres, que par les costumes (Katrin Lea Tag) contemporains, d'une insignifiante banalité, si l'on excepte ceux de l'héroïne, tour à tour étincelants, rouge et noir en fonction de l'évolution du drame, répondant à la peau blanche, aux lèvres rouges et à la chevelure noire du Prophète.

Participant de cette incontestable réussite, Mark Albrecht, straussien reconnu, parvient à tirer de l'Orchestre de l'Opéra de Rome d'infinies couleurs dans une luxuriance orchestrale qui mêle avec bonheur, une violence aux accents expressionnistes, un lyrisme déliquescent et une voluptueuse sensualité un rien vénéneuse qui atteindra son acmé dans des vagues orgasmiques lors de la célèbre danse, toujours en phase avec la dramaturgie et en parfait équilibre avec le plateau.

La distribution vocale de tout premier rang confirme la soprano américaine dans le rôle-titre. Totalement investie vocalement et scéniquement, elle confère à l'héroïne une grande lisibilité depuis l'enfance jusqu'à l'accomplissement du drame avec sa voix tout à la fois mordante et souple, autoritaire et envoûtante. Face à elle, le baryton-basse est un titulaire indiscutable du rôle de Jokanaan avec une présence scénique empreinte d'une douloureuse humanité portée par un large ambitus et un beau legato. Le ténor , irréprochable vocalement et habitué du rôle, campe un Hérode bipolaire, hystérique et tourmenté, plein de hargne et de faiblesse, tandis que donne à Hérodiade toute la fougue vipérine et calculatrice nécessaire. en Narraboth, en page et les cinq juifs (Michael J. Scott, Christopher Lemmings, Marcello Nardis, Eduardo Niave, Edwin Kaye) complètent joliment cette belle production romaine.

Crédit photographique : © Fabrizio Samsoni / Opéra de Rome  

 

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Rome. Teatro Costanzi. 16-III-2024. Richard Strauss (1864-1949) : Salomé, opéra en un acte sur un livret du compositeur d’après Oscar Wilde. Mise en scène : Barrie Kosky. Scénographie et costumes : Katrin Lea Tag. Lumières : Joachim Klein. Dramaturgie : Zsolt Horpácsy. Avec : John Dazsak, Hérode ; Katarina Dalayman, Hérodiade ; Lise Lindstrom, Salomé ; Nicolas Brownlee, Jokanaan ; Joel Prieto, Narraboth ; Katarina Kherunts, le page ; Michael J. Scott, Christopher Lemmings, Marcello Nardis, Eduardo Niave, Edwin Kaye, les Juifs. Orchestre du Teatro dell’opera di Roma, direction : Mark Albrecht

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