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Éblouissant Bruce Liu et très discutable Santtu-Matias Rouvali à Bozar Bruxelles

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Bruxelles. Bozar.10-IV-2024. Sergei Rachmaninov (1873-1943) : concerto pour piano n°2 en ut mineur opus 18. Dimitri Chostakovitch ( 1906-1975) : symphonie n°10, en mi mineur opus 93. Bruce « Xiaoyu » Liu, piano. Philharmonia Orchestra; direction: Santtu-Matias Rouvali

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Le et son chef étaient de passage à Bozar-Bruxelles, en compagnie du pianiste pour un programme russe associant aux antipodes conceptuelles Rachmaninov et Chostakovitch.

Le et son chef titulaire finlandais sont durant ce mois d'avril en tournée nord-européenne : un périple d'une dizaine de dates qui les mènera du Concertgebouw d'Amsterdam au Musikverein de Vienne en passant par quelques importantes métropoles culturelles allemandes. C'est une réelle aubaine que de les voir accueillis ce soir à Bruxelles. Pour la partie concertante c'est le pianiste , premier lauréat du Concours international Chopin de Varsovie 2021, et incontestablement à l'aube d'une grande carrière internationale qui a été choisi pour une bonne part des dix concerts.

Celui-ci développe une vision certes traditionnelle voire prévisible du Concerto n° 2 de Rachmaninov, mais toujours très probe malgré quelques œillades romantiques (le très léger rallentando du deuxième thème du modérato initial), ou une virtuosité débridée un rien extravertie (la section plus rapide menant à la cadence de l'adagio sostenuto, par exemple). Son pianisme est parfait, d'une propreté de trait et de style sidérante, la sonorité toujours bien timbrée par un usage parcimonieux de la pédale, se veut très claire et franche – depuis la rondeur presque rutilante des graves de l'exorde jusqu'aux aigus les plus cristallins du final – et le jeu d'une grande ductilité polyphonique demeure toujours intensément expressif. Cette approche du clavier n'est pas sans rappeler par son incisivité, sa clarté d'articulation et son refus de tout pathos facile, celle du compositeur lui-même dans l'enregistrement historique de sa propre œuvre. Mais cette conception somme toute très directe et droite semble parfois se heurter, à la direction parfois bruyante voire éruptive de Rouvali. Est-ce un manque de répétition sur place et donc d'adaptation à l'acoustique assez compacte et sèche de la salle Henri Leboeuf, eu égard à celle plus enrobée du Concertgebouw fréquenté la veille ? Est-ce la faute à un effectif de cordes (superbes de sonorité au demeurant) trop étoffé ? Est-ce le Steinway de Bozar mal réglé ? Mais à plus d'une reprise (climax du moderato, coda du finale) le pianiste est couvert voire noyé par l'orchestre. Chef et soliste, malgré d'intenses croisements de regards, semblent désespérément se chercher au fil d'un moderato initial, à l'ordonnancement de tempi pour le moins erratique et au manque de cohésion patent, tant de la logique musicale que de la réalisation concertante. Heureusement, le soliste-roi reprend la main, au fil d'un très chambriste poétique et nostalgique adagio sostenuto, véritablement suspendu hors-temps. Chefs et solistes semblent se retrouver au fil des sections contrastées et alternées de l'Allegro scherzando final, jusqu'à une triomphale mais un rien clinquante péroraison. En bis, et avec une courtoise élégance, partage les feux de la rampe avec le splendide konzertmeister pour la courte romance du même Rachmaninov, donnée avec toute la pudeur et l'expressivité requises.

Après l'entracte, la Symphonie n° 10 en mi mineur opus 93 de nous laisse un sentiment bien plus mitigé : certes, l'orchestre est fabuleux, tant par sa cohésion de pupitres (les cordes exemplaires, les cors mordorés), par son raffinement timbrique (en particulier la petite harmonie, ou une petite percussion très impliquée) que par la qualité de nombreuses individualités (citons, entre autres, la flamboyante première clarinette de Maura Marinucci, acclamée à juste titre lors des rappels). Mais c'est plutôt la conception  de l'œuvre qu'en a le chef qui nous pose problème : faut-il jouer à ce point la lettre contre l'esprit et sa vautrer de manière aussi étale et souvent lentissime dans la partition ? Il s'agit pourtant, ni plus ni moins, d'une « tragédie optimiste » (Andrei Volkonsky) : une œuvre dont les premières esquisses  (réalisées entre 1946 et 1953) étaient, au comble des purges jdanoviennes, destinées au tiroir : cette symphonie, fatalement finalisée après la mort de Staline demeure un poignant témoignage artistique ; la symphonie conjure par le triomphe de l'ego créateur une époque terrifiante et la férule d'un dictateur sanguinaire. Une dimension tant historique que « poétique » que semble tragiquement oublier Rouvali.
Le sombre et immense moderato initial – très sibélien d'allure par la croissance « végétale » du matériau – véritable portrait de l'étau psychologique d'un artiste sous un régime totalitaire – nous apparaît ce soir, par moment, comme vidé de sa substance. Le tempo beaucoup trop large de toute la première section ne peut qu'amener une rupture avec le second groupe donné avec une nonchalance ouatée quasi chorégraphique. Cette découpe volontaire, ce séquençage de l'architecture (pourtant l'une des plus prodigieusement complexes imaginées par le maître) tourne au contre-sens au climax du mouvement, où plutôt que d'envisager une stratégie de la tension par un irrépressible crescendo, le chef sacrifie à l'éloquence facile et à l'effet de manche téléphoné avec ces fortissimi subitement trop sonores, lors de l'entrée longtemps différée des cuivres !
Le  bref Allegro (probable portrait stalinien, véritable lavis vitriolique rythmiquement incendiaire) de nouveau ânonné largement sous le tempo prescrit est d'une prudence minimaliste très éloigné de la férocité vociférante requise. L'Allegretto, centre intime de l'œuvre, où par le truchement des lettres-notes se rencontrent les destins croisés du compositeur (D-SCH ) et de sa confidente platonique, la pianiste Elmira ( E-L(a)_M(i) -R(é)-A) Nazirova est sans doute l'un des moments les mieux venus de la soirée : par le truchement de magnifiques solistes, c'est une véritable oasis intime et timbrique, à laquelle manque juste le grain de folie de la transcendante valse, sommet expressif du mouvement. Le final, après une section andante d'un camaïeu grisâtre très réussi, s'éternise en son Allegro : le triomphe de l'artiste face au Fatum semble ce soir bien académique et, au comble du paradoxe, brimé dans son expression par la faute d'un tempo presque claudiquant – alors qu'il s'agit d'une marche mi-féroce, mi-gaie, parodique et grinçante, ni vraiment militaire, ni vraiment clownesque… si du moins on l'exécute à la bonne vitesse. Certes tout est en place, tout semble dit – et avec une élégance gourmée – mais tout n'a pas été compris : il faut près d'une heure, ce soir, pour venir à bout de l'œuvre, là ou Kondrachine ou Mravinsky (le créateur de la symphonie) la jouaient en moins de cinquante minutes…

En bis d'orchestre, la célébrissime Valse triste (extraite de la musique de scène pour Kuolema opus 44)  de Jean Sibelius, malgré une finition instrumentale hors pair, joue factuellement la carte de la même esbroufe – un rien plus lugubre – par ses incessantes fluctuations de tempi et d'inflexions rythmiques. Faut-il à ce point « sucrer le sucre », comme le disait Stravinsky ?

Crédits photographiques : Bruce Liu © Christopher Koestling, © Marco Borggreve

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Bruxelles. Bozar.10-IV-2024. Sergei Rachmaninov (1873-1943) : concerto pour piano n°2 en ut mineur opus 18. Dimitri Chostakovitch ( 1906-1975) : symphonie n°10, en mi mineur opus 93. Bruce « Xiaoyu » Liu, piano. Philharmonia Orchestra; direction: Santtu-Matias Rouvali

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