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À Strasbourg, Giuditta de Franz Lehár peine à convaincre

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 15-V-2025. Franz Lehár (1870-1948) : Giuditta, comédie en musique en cinq tableaux sur un livret de Paul Knepler et Fritz Löhner. Version française d’André Mauprey. Mise en scène, décors et costumes : Pierre-André Weitz. Lumières : Bertrand Killy. Chorégraphie : Ivo Bauchiero. Avec : Melody Louledjian, Giuditta ; Thomas Bettinger, Octavio ; Sandrine Buendia, Anita ; Sahy Ratia, Séraphin ; Nicolas Rivenq, Manuel, Lord Barrymore, Son Altesse ; Christophe Gay, Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un Chanteur de rue ; Jacques Verzier, Jean Cévenol ; Rodolphe Briand, l’Hôtelier, le Maître d’hôtel ; Sissi Duparc, Lolitta, le Chasseur de l’Alcazar, Femme Mappemonde ; Pierre Lebon, le Garçon de restaurant, un Chanteur de rue, un Sous-officier, un Pêcheur ; Young-Min Suk, un Acheteur. Chœur de l’Opéra national du Rhin (Chef de chœur : Hendrik Haas), Orchestre national de Mulhouse, direction : Thomas Rösner.

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Dans la mise en scène de , haute en couleurs mais manquant de profondeur, le dernier opus de tente sa réhabilitation. La distribution un peu sous-dimensionnée n'y parvient qu'incomplètement a contrario de la direction impeccable de .

Évènement ce 20 janvier 1934 au Staatsoper de Vienne. Le compositeur adulé de La Veuve joyeuse et du Pays du sourire y crée (et dirige) sa dernière composition devant un parterre de célébrités, en radiodiffusion dans 120 stations et avec le couple star Jarmila Novotná et Richard Tauber. Le succès est retentissant mais n'égalera jamais celui des deux opérettes précitées. De nos jours, Giuditta ne connaît plus que d'épisodiques représentations comme à Munich en 2021 et seul l'air « Meine Lippen sie küssen so heiß » trouve encore sa place dans les récitals de sopranos.

s'y montre ambitieux. Le style inimitable de l'opérette viennoise est pourtant bien présent avec son invention mélodique immédiatement mémorisable, sa légèreté teintée de mélancolie, l'insertion de scènes parlées, le couple comique Anita/Séraphin qui fait contrepoids aux deux protagonistes principaux plus tragiques et les nombreux personnages secondaires. Mais Lehár lorgne aussi du côté de l'opéra ; l'orchestre est plus fourni, l'orchestration soignée et enrichie, le traitement des voix plus exigeant et l'issue bien moins réjouissante. Inspirée par Marlène Dietrich dans le film Morocco (Cœurs brûlés) de Josef von Sternberg, l'héroïne principale Giuditta est une femme fatale et mystérieuse, qui a tous les hommes à ses pieds mais n'aspire qu'à un amour sincère et désintéressé et refuse toute contrainte masculine, attachée par-dessus tout à sa liberté. On pense évidemment à la Carmen de Bizet, à la Lulu à venir de Berg, souvent à Puccini dans la luxuriance de l'instrumentation teintée d'exotisme plus espagnol qu'oriental ainsi que le suggèrerait le livret.

Dans la version française d'André Mauprey retenue par l'Opéra national du Rhin, l'action se déplace dans le sud de la France puis au Maroc, alors sous protectorat français, et enfin dans une capitale européenne non précisée. Giuditta y est une chanteuse-danseuse de cabaret et son seul vrai amour Octavio, un légionnaire qui ne désertera pas pour elle comme Don José dans Carmen. Chacun suivra sa voie, lui échouant dans sa carrière militaire, elle vers le succès artistique et la vie de demi-mondaine et quand ils se recroiseront enfin, il sera trop tard. Nos regards contemporains décèlent dans ce livret diverses problématiques : la domination masculine et ses violences (Giuditta est giflée ou agressée à plusieurs reprises), l'érotisation systématique des femmes réduites à de simples objets de désir, les abus du colonialisme.

La mise en scène de , en charge aussi du décor et des costumes, s'abstient de toute réflexion sur ces questions au profit d'une scénographie spectaculaire, foisonnante et richement colorée. Le malaise s'accentue même au premier tableau, situé à l'entrée d'un chapiteau de cirque, avec culturistes, trapézistes, personnages de la commedia dell‘arte mais aussi une femme obèse, un nain, et deux sœurs siamoises, évoquant le film Freaks (La Monstrueuse Parade) de Tod Browning sans qu'on y décèle le regard critique de ce dernier. Si les toiles peintes et l'évocation par une maquette du bateau traversant la Méditerranée, le cabaret du quatrième tableau ou le restaurant huppé du cinquième, ainsi que les chorégraphies d'Ivo Bochiero sont réussis et séduisants, ne parvient pas à donner consistance et vie aux personnages. On reste dubitatif devant le comportement de Giuditta, sans aura ni mystère. L'agitation à visée comique du couple Anita/Séraphin ne déclenche aucun rire du public et plusieurs scènes parlées, trop caricaturales ou emphatiques, semblent s'éterniser. L'impression finale est un chromo un peu suranné des arts du spectacle et des mœurs durant l'entre-deux-guerres. Le seul regard disruptif viendra à la toute fin avec l'entrée de Son Altesse muni d'un brassard orné d'un drapeau nazi. Un rappel historique glaçant des nuages qui s'accumulaient alors sur le monde.

À la création, les interprètes des deux rôles principaux étaient des chanteurs d'un format conséquent pour lesquels avait calibré son écriture. C'est moins le cas à Strasbourg, qui a cependant le mérite d'aligner une distribution en majorité française. Pour Giuditta, possède la solidité technique, la prestance scénique et la souplesse dansante mais la voix manque par trop de substance et d'homogénéité, l'aigu de rondeur, le grave de puissance pour lui apporter la séduction capiteuse nécessaire. Très concentrée pour répondre aux exigences vocales, elle cherche en permanence le regard du chef et s'intéresse moins à incarner son personnage, peu sollicitée en cela par la mise en scène. s'en sort mieux en Octavio à l'aigu sonore et tendu mais assumé, aux graves moins percutants et s'essaye avec une réussite inconstante aux demi-teintes. Son personnage étant plus monolithique, il parvient aussi mieux à le rendre crédible. Bon danseur, enjoué et léger, campe avec talent Séraphin et forme un couple convaincant avec l'Anita souriante et fine de . Leurs deux voix plus légères s'apparient bien mais sont parfois couvertes quand l'orchestre se fait plus présent. Les multiples rôles secondaires sont remarquablement tenus. On y retrouve le toujours intense et incarné ou la belle pâte vocale de . Excellent dans les rôles de demi-caractère, Jacques Verzier marque les esprits par son numéro de cabaret en Jean Cevenol tandis que et Pierre Lebon brillent autant par leurs dons de comédien que de chanteurs. Pour finir, la comédienne Sissi Duparc use de ses rondeurs pour d'ogresques Lolita, Femme Mappemonde ou Chasseur de l'Alcazar.

Né à Vienne, le chef connaît son Lehár sur le bout des doigts et cela s'entend. La vivacité et la précision rythmiques, le soin apporté aux couleurs instrumentales, l'énergie qu'il y insuffle magnifient un Orchestre national de Mulhouse toujours précis, concentré et concerné. Le Chœur de l'Opéra national du Rhin s'y montre tout aussi irréprochable. Le spectacle aurait cependant gagné à une direction moins symphonique et plus attentive aux chanteurs en s'adaptant mieux au format vocal de chacun.

Au sortir de ce spectacle de plus de trois heures, reçu par le public avec des applaudissements nourris mais pas triomphaux, on peut s'interroger sur la viabilité ou même l'intérêt de ce dernier ouvrage de Franz Lehár. Pour se faire sa propre idée, ce spectacle sera diffusé en audio sur France Musique le 7 juin 2025 dans l'émission Samedi à l'Opéra (et disponible ensuite en streaming) puis en vidéo sur le site OperaVision à partir du 4 juillet 2025.

Crédits photographiques:  Klara Beck

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Strasbourg. Opéra national du Rhin. 15-V-2025. Franz Lehár (1870-1948) : Giuditta, comédie en musique en cinq tableaux sur un livret de Paul Knepler et Fritz Löhner. Version française d’André Mauprey. Mise en scène, décors et costumes : Pierre-André Weitz. Lumières : Bertrand Killy. Chorégraphie : Ivo Bauchiero. Avec : Melody Louledjian, Giuditta ; Thomas Bettinger, Octavio ; Sandrine Buendia, Anita ; Sahy Ratia, Séraphin ; Nicolas Rivenq, Manuel, Lord Barrymore, Son Altesse ; Christophe Gay, Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un Chanteur de rue ; Jacques Verzier, Jean Cévenol ; Rodolphe Briand, l’Hôtelier, le Maître d’hôtel ; Sissi Duparc, Lolitta, le Chasseur de l’Alcazar, Femme Mappemonde ; Pierre Lebon, le Garçon de restaurant, un Chanteur de rue, un Sous-officier, un Pêcheur ; Young-Min Suk, un Acheteur. Chœur de l’Opéra national du Rhin (Chef de chœur : Hendrik Haas), Orchestre national de Mulhouse, direction : Thomas Rösner.

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