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Akhmatova de Bruno Mantovani, l’art lyrique bourgeois

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Paris. Opéra-Bastille. 06-IV-2011. Bruno Mantovani (né en 1974) : Akhmatova, opéra en 3 actes, sur un livret de Christophe Ghristi. Création mondiale. Mise en scène : Nicolas Jœl. Décors : Wolfgang Gussmann. Costumes : Wolfgang Gussmann et Susana Mendoza. Lumières : Hans Tœlstede. Avec : Janina Baechle, Anna Akhmatova ; Attila Kiss-B., Lev Goumilev ; Lionel Peintre, Nikolai Pounine ; Varduhi Abrahamyan, Lydia Tchoukovskaia ; Valérie Condoluci, Faina Ranevskaia ; Christophe Dumaux, Le représentant de l’Union des écrivains ; Marie-Adeline Henry, Olga ; Fabrice Dalis, Un sculpteur & Premier universitaire anglais ; Paul Crémazy, Un étudiant & Deuxième universitaire anglais ; Vladimir Kapshuk, Un étudiant & Troisième universitaire anglais ; Ugo Rabec, Un agent ; Sophie Claisse, Une femme du peuple ; Laura Agnoloni, Une vieille femme du peuple ; Emanuel Mendes, solo ténor ; Slawomir Szychowiak, solo baryton. Choeur de l’Opéra national de Paris (chef de chœur : Alessandro Di Stefano), Orchestre de l’Opéra national de Paris, direction : Pascal Rophé

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Nul secret : lorsqu'il reçut cette commande de l'Opéra national de Paris, n'envisageait aucun sujet. Tout juste désirait-il poursuivre le sillon de son premier opéra L'autre côté (écrit sur un intelligent livret de d'après l'ouvrage d'Alfred Kubin et créé en 2006 à l'Opéra national du Rhin) et travailler les relations entre la création artistique et la politique (surtout en période de crise historique profonde).

Par cette information – un compositeur reçoit une commande «à blanc» –, on ne veut nullement inférer que seul un projet profondément désiré, auquel l'éventuelle commande ultérieure apporte financement et outil institutionnel pour le présenter au public, est gage de réussite artistique : trop nombreux sont les exemples qui la contrebattent. Tout juste énonce-t-on un fait.

Un opéra autour de la poétesse Anna Akhmatova vient de Christophe Ghristi, actuel dramaturge à la «Grande boutique», après l'avoir été, aux côtés de Nicolas Jœl, au Théâtre du Capitole. La nature de ce livret – une façon de «biopic» cinématographique – étonne : tout au long de la représentation, l'opéra hésite entre peinture d'histoire (avec de multiples personnages dont le poids dramaturgique doit équivaloir, comme dans Boris Godounov) et portrait (telle Violetta dans La Traviata, le rôle-titre monopolise l'attention dramaturgique et relègue les autres personnages à des seconds plans sporadiques), entre récit tragico-historique et subjective écriture de l'intime. Au cours de la période historique choisie – vingt années au cours du stalinisme et du post-stalinisme –, l'éminente poétesse nous apparaît comme un écran sur lequel se projettent, non ses pensées et pulsions, mais ses êtres proches et les circonstances historiques qui l'environnent. Minuscule et éperdue au milieu d'un intelligent dispositif scénographique (il sera décrit ci-après), Anna Akhmatova apparaît, pendant deux bonnes heures, comme une figure vidée qui, malgré l'ardeur de son interprète, erre sur le plateau et peine à captiver, à émouvoir. En outre, la matière littéraire de ce livret accumule, sans les renouveler, lieux communs et objets trouvés, tels l'habitat communautaire, la grégarité du peuple et des prisonniers, les restrictions alimentaires et l'expression, orale et écrite, cryptée afin d'éviter la prison. Sans doute à son insu, le librettiste a oublié qu'un personnage (vivant ou fictif) est un abîme de complexité ; vingt ans après la chute du Mur de Berlin, il est surprenant que les vies individuelles en des temps dictatoriaux soient énoncées en des termes et situations aussi peu nuancés. Enfin, ajoutons que le rythme dramaturgique global emprunte plus à un traditionnel film télévisuel qu'à un acte théâtral d'aujourd'hui.

Est-ce une demande expresse de l'Opéra national de Paris ou la joie qu'il a éprouvée à profiter des opulents moyens qu'offre cette institution et, plus encore, l'Opéra-Bastille, ne s'est privé de rien. Au point de parfois recouvrir les trajectoires de chaque rôle, que, déjà, le livret ensable. Au point de faire (trop) souvent rutiler l'orchestre. Au point que l'écriture vocale – un récitatif mélodisé que des arabesques prolongent ça-et-là, devient prévisible. La représentation avançant, il apparaît que – peut-être le plus doué de sa génération – n'a pas été hanté par chacun des personnages (pour paraphraser, négativement, Flaubert, «Anna Akhmatova ce n'est pas lui»). Il n'a pas agi en ardent romancier mais en académique peintre d'histoire.

Là est le travers majeur de cette partition et, plus encore, de sa première production qui plonge, à pieds joints, dans l'art pompier : tout y est prévisible, démonstratif et signalétique. Rappelons-nous l'article «L'art vocal bourgeois» dans Mythologies : chaque argument qu'y posa Roland Barthes trouve un écho dans cette représentation. Un exemple l'emblématise. En permanence, pour souligner que chaque personnage exprime la terreur avec laquelle le régime totalitaire innerve tout citoyen Soviétique, chaque réplique chantée a, pour soubassement, un grondement sonore dans les registres graves, tandis que, à peine finie, lui succèdent de subites éruptions dynamiques aux bois aigus et aux cuivres. Ainsi, équivalent de la barthésienne «double fricative» qui «impose non l'émotion mais les signes de l'émotion», naît un rythme lancinant qui, au début, jaillit en rituel puis tourne vite au maniérisme automatique, à l'attendu. Ainsi l'écriture orchestrale n'est-elle plus tranchante mais émoussée, bien loin de celle que, dans sa première décennie créatrice, Bruno Mantovani déploya si bien. Le beau et culotté solo d'alto qui ouvre cet opéra – promesse hélas vite recouverte – laisse à penser à côté de quel autre Akhamatova le compositeur est passé…

La scénographie est limpide et pertinente : quelques pièces de mobilier sont égarées au milieu du vaste plateau et de murs hauts jusqu'au zénith, tandis que le lent passage d'un immense panneau noir masque les changements de tableau. Les costumes sont plus discutables, notamment celui d'Anna Akhmatova, qui la vieillit tant que nulle trace ne reste de cette vie libre que, jeune, enflammée et séduisante, elle avait menée.

Quant à l'équipe vocale, elle est pertinente. En dépit d'une mise en scène (à peine nommé à l'Opéra national de Paris, Nicolas Jœl n'avait-il pas promis qu'il n'y en assurerait aucune ?) qui se limite à assigner places et mobilité sur le plateau, ils s'acquittent bien de leur tâche. À commencer par la mezzo-soprano , timbre sombre, tessiture aussi longue que toujours sonnante, bonne élocution francophone et envergure théâtrale à la mesure de l'illustre poétesse. Également, on n'oubliera pas  : il compense avantageusement la moindre projection vocale qu'impose le registre de falsetto par une densité timbrique et une diction tranchantes ; en sus, il offre une composition théâtrale de premier ordre.

Bel dont, comme toujours dès qu'on les sollicite, les «premiers de chaise» répondent présent. Quant à , comment n'en pas saluer l'opportune réalisation : comprenant les enjeux de cette partition, il tient la représentation de main de maître, sécurisant les chanteurs et contrôlant tous les équilibres sonores entre fosse et plateau.

Au moment de clore cette chronique, une réflexion surgit : la figure d'Anna Akhmatova et l'art instrumental de Bruno Mantovani ne se seraient-ils pas mieux rencontrés dans le théâtre musical plutôt que dans le «grand opéra» ?

Crédit photographique : (Anna Akhmatova) © Elisa Haberer / Opéra national de Paris

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