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Ludovic Tézier, le baryton français grand style

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Cela fait plus de vingt ans que chante sur les plus grandes scènes internationales mais en quelques années, sa carrière a pris un envol exceptionnel qui l'a propulsé comme le baryton incontournable du répertoire français et verdien. Dans le cadre des représentations du très attendu Don Carlos à l'Opéra de Paris et avant son concert de novembre à l'Opéra de Lorraine, il nous parle de son métier, de , Kaufmann ou Warlikowski avec intelligence et passion, laissant entrevoir une définition rare du style et de l'intégrité artistique.

ludovic tezier © Elie RudermanResMusica : Voilà plus de dix ans que vous chantez Rodrigue, à Toulouse en 2005, Strasbourg en 2006,  à Bastille en 2010, et ce rôle semble évoluer en même temps que votre voix. Où en êtes-vous avec lui ?

 : c'est vrai que le rapport qu'on a avec un personnage que l'on est chargé d'incarner évolue avec la palette vocale mais aussi le physique. Il progresse en densité. Finalement, c'est intéressant parce que je suis passé d'un personnage qui était clair, conformément à mes capacités vocales de l'époque, mais aussi au sens moral du terme, à un personnage qui est aujourd'hui plus nuancé et dont on peut discuter. A l'époque, il était indiscutable. Il avait un côté « chevalier blanc » qui ne pouvait qu'être clair. Le personnage auquel j'aspire aujourd'hui est plus dense parce que tout en conservant ses qualités d'humanisme, de fidélité, il est un politique à l'état pur avec ce que cela comporte de caractère roué et tactique. Rodrigue est finalement fidèle mais à une seule chose : la cause qu'il défend. Ça ne veut pas du tout dire qu'il est cynique. J'aime à croire que Posa a admis que lorsque l'on veut gagner une partie, il faut jouer avec les règles imposées, même s'il doit mettre en danger l'amitié qu'il a avec Don Carlos. Après avoir chanté l'un des plus beaux duos d'amitié du répertoire, il passe du côté du roi. Il ne s'en réjouit pas mais il sait que pour obtenir gain de cause, il faut se rapprocher le plus possible du centre des décisions, et quoi de plus ultime que le roi lui-même. Malgré tout, il essaye de faire de la pédagogie auprès de son ami mais la relation reste en danger. Ce que sauvegarde réellement Posa en se suicidant, c'est l'héritier du trône. Ses derniers mots ne sont pas « Adieu Carlos, je t'aime », ses derniers mots sont « Sauve les Flandres ».  On est vraiment dans un acte politique délibéré même si l'amitié avec Don Carlos est sincère. Il fait coup double car il sauve son ami et en même temps, il impose l'autorité de la dernière parole du moribond, forcément sacrée. C'est un formidable tacticien, rapide et intelligent. On est donc loin de la clarté du personnage que j'imposais au début de ma carrière dans une sorte de pureté « à la Lohengrin ».

RM : est une personnalité clivante qui bouscule souvent les spectateurs par le renouvellement du langage théâtral qu'il propose et par sa lecture singulière des œuvres qu'il met en scène. Pouvez-vous évoquer votre travail avec lui et, plus généralement, quel est votre regard sur cette querelle des « traditionnels » et des « modernes » ?

LT : Moi, si vous me donnez la tradition avec un propos théâtral fort et une lecture dramaturgique cohérente, j'adhère à la tradition. Mais la tradition sans ça, c'est une boite de conserve vide. Je ne connais pas – et j'engage tout le monde à réfléchir là-dessus – de grande soirée d'opéra sans ces ingrédients-là. Bien entendu, avec un grand cast, mais l'opéra est ainsi fait que c'est la synergie qui fait la valeur. Moi je trouve qu'une grande mise en scène doit garder une cohérence qui ne dérange pas l'auditoire par des choses incompréhensibles et avoir une lecture dramaturgique fouillée, surtout sur un vrai bon livret comme celui de Don Carlos.

« C'est une chose rare de s'intéresser aux silences  Krzysztof Warlikowski est quelqu'un d'extrêmement sensible, à un point inimaginable. »

Pour en revenir à Warlikowski que j'ai eu le bonheur de rencontrer sur cette production, je peux dire qu'il n'y a rien de choquant dans ses propositions. Il n'y a rien qui ne repose sur une lecture vraiment profonde, sincère et sensible des personnages, de leurs mots mais aussi de leurs silences. C'est une chose rare de s'intéresser aux silences. Krzysztof est quelqu'un d'extrêmement sensible, à un point inimaginable et c'est quelqu'un de fascinant. Il est assez médiumnique. Je l'apprécie beaucoup car c'est une personne rare. On arrive à échanger sur des personnages qui ont une épaisseur extraordinaire. On passe du temps à nourrir un geste, un regard, à le rendre nécessaire. C'est très architectonique tout en travaillant sur le détail. C'est passionnant. C'est quelqu'un qui propose des choses très fortes et qui paradoxalement, dans la vie, est extrêmement modeste et n'impose rien. Il propose. J'espère que toutes ces belles choses, il réussira à les communiquer car toute la gageure est de dépasser la rampe car la salle est grande.

Don Carlos_Eléna Bauer

RM : On loue aujourd'hui la qualité de votre ligne de chant, la noblesse de vos interprétations et l'on parle de vous comme du digne héritier d'une lignée de grands barytons français ou verdiens. Vous avez toujours eu ces qualités mais pourtant ce sont ces dernières années qui vous ont réellement révélé, faisant de vous un artiste incontournable et adulé dans ces répertoires. Savez-vous comment et pourquoi il y a eu cette bascule ?

LT : Oui, j'ai des certitudes à ce niveau-là mais qui ne sont pas forcément dicibles. Il y a des déclics, des rencontres. La chance, c'est le travail. La sensibilité, être suffisamment aux aguets, aide aussi. Il faut monter dans des trains et en refuser d'autres. C'est un chemin qui est fait de réflexions concrètes et aussi d'instinct. Une carrière embrasse plus que le choix des rôles. Ça embrasse aussi la relation que l'on a aux autres. Une carrière n'est pas un fil mais un tissu. C'est pour cela que l'on peut rater des marches. Il faut avoir une vision calme des choses qui se gagne grâce à son entourage. Lorsqu'il prend en charge les aspects bassement matériels, ça libère de l'espace pour réfléchir aux projets, à l'évolution d'une voix, aux choix des rôles. Il y a aussi une maturité vocale qui arrive mais qui arrive un peu comme une crise aurait pu arriver, avec la même brutalité. On peut rapidement croire lorsqu'une voix se développe de manière assez rapide, que c'est dangereux. On essaye de préserver ce qu'on faisait l'année d'avant, ce qui est une grave erreur. Il faut faire avec le matériel que l'on a.

« On est tributaire d'un marché du disque qui est le fruit de graves erreurs antérieures qui consistaient à trouver le nouveau ou la nouvelle un tel. »

RM: Vous êtes l'un des rares chanteurs connus à ne pas faire de récital au disque, à ne pas avoir de site internet officiel. Votre promotion ne vous intéresse pas ?

LT : C'est vrai. C'est peut-être une erreur d'ailleurs. Je ne suis pas ténor et je ne le serai jamais. Je ne suis pas geek et je ne le serai jamais. Mon but dans la vie c'est de chanter, de mieux en mieux si possible, et de défendre des personnages comme des grands compositeurs. Ce n'est pas de devenir le Justin Bieber du lyrique. (rires …) Pour les disques, ça ne dépend pas de moi. Les maisons de disques préfèrent vendre de la soprano et du ténor que du baryton. Je comprends. C'est plus les autres qui le regrettent que moi. J'en suis triste parce que ça serait bien pour eux que ce disque existe mais je ne suis pas un chanteur de micro. Cela dit, j'aime bien l'expérience du disque qui a un côté laboratoire, mais on est tributaire d'un marché du disque qui est le fruit de graves erreurs antérieures qui consistaient à trouver « le nouveau ou la nouvelle un tel » au lieu simplement de prendre des artistes qui sont digne d'intérêt dans leur carrière à la scène. Aujourd'hui, on a tendance à enregistrer avant de faire de la scène. On marche un peu sur la tête quand même ! L'enregistrement devient divin quand il est le témoignage d'une histoire, d'un travail, d'une progression et pas quand il est lissé, maîtrisé. Je ne suis pas adepte du joli, je suis adepte du beau et le beau n'est pas lisse. Les disques sont parfois trop consensuels. C'est un joli mot « consensuel » mais en l'occurrence ça ne se prête pas à l'opéra. On parlait du côté clivant de Krzysztof, et bien clivons un peu car on a besoin de batailles d'Ernani. Ce sont de gentilles batailles par rapport à ce qui nous entoure aujourd'hui. Faisons des batailles d'Ernani, c'est tellement bien.

« Faisons des batailles d'Ernani, c'est tellement bien. »

RM : Wagner et plus particulièrement Parsifal font partis de votre panthéon. Quand un chanteur décide-t-il qu'il est prêt pour un rôle ? Êtes-vous prêt pour Amfortas ?

LT : Clairement oui, je suis prêt. Après, le projet doit se monter. Et il va se monter. Plus généralement, on commence à savoir qu'on est prêt pour un certain répertoire quand le répertoire précédent commence à se fermer. Encore une fois, c'est en suivant de près l'évolution de sa voix et en l'acceptant qu'on arrive à viser plus loin.

RM : Nous avons rencontré un jeune baryton, Philippe Estèphe, qui garde un merveilleux souvenir d'une de vos master class à Nancy. Que souhaitez-vous transmettre à la nouvelle génération ?

LT : Oui, très belle voix et j'en garde un très bon souvenir également. Je souhaite transmettre une chose qui ne m'appartient pas, le chant, et une chose qui m'appartient, l'expérience. C'est passionnant. Au début, cette expérience ne sert à rien. C'est comme quand les parents disent « il faut vraiment que tu tombes pour comprendre ce que c'est ».  Une fois que l'on est tombé soi-même, ça commence à servir. Les bagages que je souhaite donner sont alimentés des jolies rencontres que j'ai pu faire avec des camarades de jeux en scène qui m'ont beaucoup appris. J'essaye surtout de transmettre mon goût du grand chant, du plein chant et d'un certain style. Des belles voix, il y en a plein chez les jeunes, des voix vraiment superbes. Mais ce qui manque souvent, c'est l'école au sens noble du terme. Si l'école se perd, le métier se perd, car on dénature le chant lyrique.

RM : Vous avez un point de vue très intéressant et qui va souvent à l'encontre de la pensée ambiante sur la démocratisation de l'art lyrique et sur le refus du terme « diva ». Pouvez-vous nous le faire partager ?

LT : C'est dur d'être diva. a emmené l'opéra dans la rue. Et pourtant c'était une diva. Le moindre quidam connait Callas. Alors, la démocratisation, c'est bon, elle est faite. La démocratisation, c'est Callas. Et il n'y a pas plus diva, même au sens tragique du terme car c'est très compliqué d'assumer d'être la meilleure du monde. L'attente des gens n'est plus rationnelle. C'est beaucoup plus simple d'être une grande chanteuse qui assène « je fais mes courses comme tout le monde ». Et je comprends ça, car on croit que l'on est moins sous le feu des projecteurs et donc des mitraillettes. Je pense que c'est une grave erreur parce que quand on est une grande chanteuse, de toute façon, même si l'on essaye d'alléger sa propre responsabilité, le public et la presse veulent faire de vous une diva. Alors, autant l'assumer complètement. Dans mon langage, ça ne veut absolument pas dire de faire des caprices. Ça, ça n'existe plus et il faut s'en féliciter car ça n'apporte rien. Par contre, avoir une personnalité forte est nécessaire, jusqu'au chant lui-même. par exemple est une locomotive lyrique qui draine les foules parce qu'il a le charisme de quelqu'un qui croit en ce qu'il fait. C'est une signature. C'est rare et donc divin.

Lire aussi l'entretien donné par Ludovic Tézier en 2006. Au disque, Tézier chante Rodrigue dans l'album The Opera Gala (DG, 2007) où il partage l'affiche avec Anna Netrebko, Elīna Garanča et Ramón Vargas.

Crédits photographiques : © Elie Ruderman

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