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György Ligeti, les lustres fertiles

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György Ligeti aurait eu 100 ans le 28 mai 2023. L’occasion est belle de porter un regard de synthèse sur la vie et l’œuvre de ce génie, à la fois compositeur, concepteur, commentateur, analyste et pédagogue, maître du son nouveau. Pour accéder au dossier complet : György Ligeti, pour un centenaire

 
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Lorsque le 23 octobre 1956 éclate l'insurrection de Budapest, Ligeti est un compositeur totalement brimé et interdit.

Sa production de l'époque demeure lapidaire et est promise au tiroir, même si une pièce complètement chromatique et statique fut achevée pour grand orchestre, Viziok (Visions), sorte de prémices des futures Apparitions, même si le manuscrit en est (pour le moment) perdu. A l'écrasement du mouvement de révolte par l'Armée Rouge le 10 décembre, le compositeur et sa seconde épouse Vera, psychanalyste, passent clandestinement la frontière autrichienne et se retrouvent à Vienne.

Quelques semaines plus tard, bravant les difficultés bureaucratiques liées à son statut de réfugié politique, il rejoint à l'invitation d'Herbert Eimert, le département et le studio de musique électronique de la WDR à Cologne. Il est hébergé dans une chambre d'ami chez Doris et alors en train de terminer Gruppen. En quelques semaines, non seulement Ligeti découvre et assimile, sans jamais stricu senso les appliquer à ses propres recherches esthétiques, les techniques compositionnelles de Schoenberg, la poétique de Webern – à laquelle il consacrera de passionnantes études – et les premières grandes partitions dues à l'école sérielle avec un remarquable article sur la fameuse structure Ia de publié dans la revue Die Reihe, dont il peut enfin rencontrer les pontes : toutes ces musiques jugées « formalistes » pour « bourgeoises » étaient donc interdites et totalement inconnues de l'autre côté du rideau de fer. Mais surtout, il réalise trois œuvres séminales pour bande magnétique : Glissandi qui sera désavouée même si elle est conservée et aujourd'hui accessible et demeure fort intéressante ; Artikulation qui indirectement ouvre les perspectives à de nouvelles grammaire et sémantique sonores, et, comme nous le verrons, au théâtre musical ; et fragmentairement une troisième pièce non totalement réalisée, Atmosphères mais débaptisée ensuite pour ne pas générer de confusion avec l'œuvre d'orchestre éponyme.

Vers la conception de nouvelles entités sonores

Face à l'usure purement technique des bandes magnétiques ou la limitation technique d'utilisation des sons sinusoïdaux, Ligeti retourne vite à une écriture instrumentale pour grand orchestre ou pour orgue.

Il s'agit d'une translation d'une réflexion musicale plus que d'une simple transposition des effets de la musique électronique aux instruments. Les Apparitions, pour grand orchestre, repensent complètement la trame de Viziok en poussant jusqu'à l'émoussement maximal de la notion d'intervalles et d'harmonie : elles firent scandale à leur création en 1960 à Cologne sous la direction d'. Cette musique, certes strictement organisée, faite de « surface » ou de « tissage » de plans sonores, se veut étude d'interpénétration et de ramifications de masses très douces d'où émergent, à la manière des déchirures d'une toile, quelques brèves incises plus violentes ou bruitistes.

Atmosphères (1961), pour grand orchestre sans percussions, créées triomphalement à Donaueschingen sous la direction de , est écrit à 89 parties réelles et sublime le matériau puisque aucun motif mélodique ou rythmique n'est plus du tout perceptible dans un continuum sonore a priori acoustiquement statique mais résultant de la différenciation et de l'évolution de chaque partie instrumentale, du cluster initial à la micropolyphonie du canon strict central, avant un retour progressif au silence, livrant des effets sonores proprement sidérants et inconnus. L'on part ainsi d'une recherche conceptuelle sur l'écriture harmonique puis contrapuntique, pour en arriver à des spéculations sur les textures sonores, un peu comme inversément Farben, la troisième des pièces opus 16 de Schoenberg perçue comme pièce purement « coloriste » par son accord voyageur et diversement instrumenté mais qui cache en fait une vraie fugue en creux !

Volumina (1961) pour orgue, use de même de la variété de divers types de clusters de timbres et de dynamiques, en jouant sur la variabilité et la continuité des registrations et en veillant à ce que le système électrique de l'instrument puisse supporter un tel débit sans faire fondre l'un ou l'autre fusible, comme à la création avortée à Göteborg sous les doigts de Karl-Erik Welin.

De nouvelles aventures sous le signe de Fluxus

Artikulation, la deuxième des pièces « électroniques » de 1957-58, connaîtra une autre
descendance : Ligeti en avait envisagé la pièce réalisée en quadriphonie, et donné une réalisation graphique extrêmement précise, reflet d'une conversation dons la sémantique et la langue nous échappent. Revenant aux pratiques vocales et instrumentales pour figurer une action théâtrale imaginaire, il en conçoit entre 1962 et 1965 une nouvelle forme artistique pour 3 chanteurs s'exprimant dans des bribes d'une langue inconnue, et 7 instrumentistes. Le texte en est purement phonétique avec différentes couches de sens possibles, et la partition vocale exploite un arsenal de clichés issus de l'histoire de l'opéra livrés non sans quelque exubérance, le tout écrit dans un style « haché », à l'exact opposé d'Atmosphères : ce seront les Aventures et Nouvelles aventures. L'expression doit en être outrée à la manière du théâtre musical – on pense aux premières partitions de – selon des procédés typiques, et avouons-le aujourd'hui un peu datée, de l'avant-garde des années soixante. C'est l'imaginaire des interprètes comme des auditeurs, qui doit être stimulé, même si après coup, Ligeti rédigera un livret pour cadrer l'action scénique, complexe et utopique (56 scènes et onze tableau pour une durée de 25 minutes !) et jamais montées telles quelles à ce jour.

Dans la lignée d'un nonsense quelque peu dadaïste, Ligeti est courtisé et assimilé, sans directement y souscrire, au mouvement Fluxus par son créateur George Maciunas. Cela débouchera sur des happenings a priori fantaisistes, mais dont certains ouvrent de nouvelles perspectives décalées, humoristiques, ironiques voire sarcastiques. Les trois bagatelles pour David Tudor (1961), pièces quasi silencieuses, sont à placer dans la lignée des 4'33  » de John Cage – qui apprécia fort peu le « plagiat »…

La conférence L'Avenir de la Musique sous-titrée « provocation musicale pour un conférencier et son auditoire », donnée en août 1961, se résume au titre au tableau noir et au mutisme de l'orateur, déclenchant juste son chronomètre pour comptabiliser les dix minutes lui ayant été imparties. L'avenir de la musique, ce sont « aussi » les réactions désabusées, souriantes, impatientes, vociférées, voire insultantes et menaçantes de l'auditoire devant le mutisme d'un compositeur !

Le Poème symphonique pour cent métronomes, créé à Hiversum en 1963 dans le cadre du concert de clôture de la fondation Gaudeamus, provoque un autre scandale (il en existe une vidéo de la création sur le site de la fondation) : les cent appareils réglés de 44 à 150 pulsations par minute sont déclenchés simultanément par les dix collègues compositeurs du colloque et l'œuvre se termine à l'extinction du dernier appareil. L'« œuvre » révèle par les décalages et les vagues successifs un « grillage » rythmique au gré de l'entropie thermodynamique du système. Le compositeur s'en inspirera par la suite notamment dans le mouvement central du second quatuor à cordes, noté « comme un mécanisme de précision », ou le troisième mouvement du Kammerkonzert.

Enfin, le Fragment (1961) pour orchestre de chambre explore les battements
sonores des registres extrêmes d'instruments (très) graves à la manière d'un rituel imaginaire, un peu à la manière des Riti de Gioacinto Scelsi, et en particulier, des Funérailles d'Alexandre Le Grand, exactement contemporaines, alors que sans doute les compositeurs devaient ignorer tout l'un de l'autre !

Du Requiem à Melodien : la décennie prodigieuse

Malgré ses activités de professeur de composition invité à Stockholm, ou sa participation à de nombreux rencontres colloques et cycles de conférence, Ligeti apparaît alors comme un musicien nomade, à l'existence plutôt chiche, à la santé parfois précaire – il échappe de justesse à la mort à la suite d'une perforation intestinale en 1966, épreuve dont il gardera durant plusieurs années une assuétude aux opiacés – une vie privée à l'exact opposé de la réputation croissante ou de l'aura sulfureuse entourant ses premières œuvres occidentales, écloses près de dix ans après celles de ses collègues de l'avant-garde sérielle, mais, simple constatation, avec un bon demi-siècle de recul bien plus durablement installées au répertoire !

La donne va considérablement changer avec la création dans la capitale suédoise sous la direction de Michael Gielen et les chœurs préparés par , du Requiem pour deux solistes (soprano, mezzo-soprano), chœur mixte – souvent à seize parties réelles – et grand orchestre. En quatre sections, il est une véritable œuvre de synthèse des deux principales techniques compositionnelles du maître à l'époque : dans les mouvements 1 (Introit) 2 (Kyrie) et 4 (Lacrimosa), la micropolyphonie crée derechef un véritable tissu d'où émergent cette fois de véritables motifs saillants (notamment sur les paroles « et Lux Perpetua ») ou sur le recentrage sur des intervalles clairement identifiables (durant tout le Kyrie). Le Dies Irae d' un pathétisme menaçant exerce un impact direct sur le public, par ce style haché, dans la lignées des Aventures et par ces « îles homophones » (Ligeti dixit) sur les principaux vocables. utilisera, (sans en avoir demandé l'autorisation au compositeur, ce qui débouchera sur un procès) cette impressionnante partition dans son film 2001 : l'Odyssée de l'Espace, où elle semble refléter l'image d'une Humanité qui prend alors conscience d'elle-même.

Désormais, Ligeti est un compositeur qui compte et dont chaque nouvelle partition va être attendue. A chaque nouvelle œuvre de cette époque, le compositeur semble repartir des acquis d'une ou plusieurs œuvres précédentes pour pousser un cran plus loin la réflexion et trouver de nouveaux terrains d'explorations, de novateurs modes de «construction » et de « fonctionnement » pour établir les fondements de la nouvelle partition.

Le Lux aeterna, qui n'est pas, malgré son titre, une sorte d'appendice du Requiem, pour chœur mixte à 16 voix a capella, reprend le travail de tissage des voix tout en travaillant certains intervalles débouchant sur des agrégats « glissants » de l'un vers l'autre par leur croisement harmoniques. Mais de manière sous-jacente, la partition renoue avec l'esprit du motet isorythmique moyenâgeux, notamment le recours aux taléas.

Lontano pour grand orchestre (1967), créé à Donaueschingen de nouveau sous la direction d', tient à la fois du continuum d'Atmosphères et le travail harmonique et micropolyphonique du Lux aeterna. Mais ces transformations multiples évoluent à des vitesses différentes, et prennent des allures d'irisations sonores tant par la richesse de l'orchestration que par les constellations d'intervalles, notamment les tierces, donnant ainsi outre un aspect de vitrail sonore, un sentiment d'éternel retour d'une harmonie jadis perdue ! De nouveau, Kubrick l'utilisera , mais cette fois après l'assentiment du compositeur, dans Shining.

Ligeti va alors dédier quelques-unes de ses plus belles œuvres destinées à des solistes (les deux études pour orgue, ou le continuum pour clavecin) ou, surtout, à des formations plus restreintes et « classiques » cristallisant d'avantage encore les sortilèges de son écriture. Il en va ainsi des dix pièces pour quintette à vents (1968), dédiées au quintette de Stockholm qui avait fait connaître ses six bagatelles, six arrangement déduits pour la même formation de la pianistique Musica Riccercata. Chaque membre a droit à son intervention soliste, en alternance avec des pièces dédiées à tout ou partie de la formation considérée comme une entité.

Toujours en 1968, le second quatuor à cordes créé par le (plus tard, un troisième sera longtemps promis aux Arditti, mais jamais écrit), rend par allusion plus que par les moyens déployés, un double hommage à Bélà Bartok par sa forme en arche rappelant le cinquième quatuor, et par son scherzo central, mouvement d'une précision d'horloger tout en pizzicato se souvenant du quatrième mouvement du quatrième quatuor de son aîné. Il s'agit en fait de cinq approches très différentes d'un même matériau musical, de cinq « études-variations » stylistiques unies par des liens souterrains, réexplorant dans le cadre strict des quatre cordes, les « classiques » de la pensée ligetienne d'alors, respectivement le style haché, le statisme, le grillage chronométrique, le discours menaçant et rupteur et enfin une récapitulation de loin en loin, fantomatique.

De même Ligeti commence à l'époque à réinvestir à sa manière le répertoire concertant. Le concerto pour violoncelle et (petit) orchestre se base sur une dialectique d'opposition, non pas entre soliste et orchestre, plutôt fondus, mais sur celle très dramatisée des deux mouvements partagés entre statisme (premier temps) et une sorte de collage rupteur de diverses ambiances (second temps).

Mais c'est le Kammerkonzert (1969-1970) , dédié à l'ensemble Die Reihe de son ami , écrit pour treize instruments, (cinq cordes quatre vents, deux cuivres et deux claviéristes), qui est un hommage oblique – derechef – par son titre, cette fois, à qui de loin, domine la production de la fin de cette décennie. Il ne s'agit pas d'un concerto au sens propre mais d'une partition où tous les instrumentistes sont sollicités pour leur virtuosité individuelle mise en exergue au sein de combinaisons instrumentales variables et toujours changeantes, dans une partition extrêmement ludique et expressive. L'œuvre se joue jouant aussi des « codes » : elle n'est ni tonale ni atonale et encore moins dodécaphonique, malgré la combinatoire très poussées des notes de chaque motif utilisée dans le sens d'une convergence et d'une modulation harmonique brouillant les repères des hauteurs et des intervalles. Par sa scintillance et ses irrésistibles élans, le Kammerkonzert demeure sans doute l'un des chefs d'ouvre les plus accessibles de son auteur.

Melodien (1971) pour petit ensemble joue sur l'aération et de la transparence de la micropolyphonie : il s'agit ici de l'entrelacement de véritables « mélodies » – un tabou alors dans la musique « contemporaine »- qui s'enlacent énoncées à des vitesses différentes – et loin du statisme quasi spectral, des couleurs sonores traitées pour elles-mêmes, de la sursaturation harmonique ou d'un chromatisme généralisé de ses grandes partitions d'orchestre antérieures. Ligeti, avec cette brève œuvre extrêmement séduisante et scintillante, renoue avec une polyphonie plus classique aux profils thématiques plus différenciés, clairement identifiables à l'écoute, énoncés de manière hétérogène par le choix d'une individualisation du timbre et de la vitesse d'exécution de chacun d'entre eux.

Crédits photographiques : en 1960 en visite au festival Jyväskylän Kesä de Finlande © Kari Rydman ; Une page de la partition d'Atmosphères (1961) © Universal Edition, Wien ; La première page de la partition d'Artikulation (1958) © Edition Schott, Mainz ; Création du poème symphonique pour cent métronomes à Hilversum 1963 © Fondation Gaudeamus

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