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La Femme sans ombre à Lyon : Lorsque l’enfant ne paraît pas

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Lyon. Opéra. 17-X-2023. Richard Strauss (1864-1949) : La Femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten), opéra en trois actes sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Mise en scène : Mariusz Treliński. Décors : Fabien Lédé. Costumes : Marek Adamski. Lumières : Mark Heinz. Vidéo : Bartek Macias. Avec : Valentin Wolfsteiner, ténor (L’Empereur) ; Sara Jakubiak, soprano (L’Impératrice) ; Lindsay Ammann, mezzo-soprano (La Nourrice) ; Julian Orlishausen, baryton (Le Messager des esprits) ; Giulia Scopelitti, soprano (Voix du faucon/Le Gardien du seuil du Temple) ; Josef Wagner, basse-baryton (Barak) ; Ambur Braid, soprano (La Teinturière) ; Paweł Trojak, baryton (Le Borgne) ; Pete Thanapat, basse-baryton (Le Manchot) ; Robert Lewis, ténor (Le Bossu/Le Jeune Homme), ; Thandiswa Mpongwana, soprano (Une Voix d’en-haut). Orchestre, Chœur et Maîtrise de l’Opéra de Lyon (chef de chœur : Benedict Kearns), direction : Daniele Rustioni

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Pour la première apparition du chef-d'œuvre dans la Cité des Gaules, signe une Femme sans ombre qui ouvre spectaculairement la très alléchante nouvelle saison de l'Opéra de Lyon.

Toscanini n'avait besoin que des « quatre plus belles voix du monde » pour monter Le Trouvère. La Femme sans ombre est beaucoup plus gourmande, qui, en plus d'en exiger cinq, a besoin d'une phalange de plus de 110 instrumentistes, et d'un metteur en scène sachant maintenir l'intérêt tout au long des 3h15 que dure le septième opéra de . À Lyon on a presque tout cela, l'orchestre étant sommé par les dimensions de la fosse lyonnaise à une réduction de ses effectifs. L'orchestration commandée fait le ménage chez les cuivres, les cordes, enlève une harpe, quelques percussions spécifiques et cela s'entend dès les premières mesures qui brident le volume des cataractes du torrent straussien tant espéré (l'œuvre, pourtant de bout en bout géniale, n'est quasiment jamais montée en France). Fort heureusement la direction enthousiasmante de , son écoute des leitmotivs, sa science des climax, la virtuosité de son orchestre (au complet aussi bien qu'en solo) font assez vite oublier ce très étrange démarrage et parviennent à charrier la lave unique de cet opéra irrésistible, amputé de quelques menues coupures à l'Acte III, au fil d'une représentation qui n'est de fait que suite de très grands moments d'opéra.

L'Impératrice de Leonie Rysanek fut un astre unique dont la lumière irradie encore un quart de siècle après son extinction. Celle de est plus incarnée avec des aigus qui, même s'ils ne visent pas la stratosphère cosmique de sa glorieuse aînée, sont assumés avec l'aplomb et l'ambitus d'une Kundry. En Teinturière, , qui avait enflammé in loco Irrelohe, est plus saisissante encore, tant par son émission quasi-wagnérienne, que par une incarnation scénique qui n'est pas sans rappeler la puissance de feu d'Ausrine Stundyte. La Nourrice de frappe d'emblée par son registre grave masculin, la parfaite intelligibilité de son médium. La surchauffe progressive des aigus aboutit, en fin d'Acte II, à un « Übermächte sind im Spiel, Zu mir her » électrisant, tenu au-delà du raisonnable, et il faut les accords qui tuent Salomé ou Elektra pour la faire taire. Face à ce trio de choc les hommes n'ont qu'à bien se tenir. L'Empereur de , heldentenor assez terrestre voire terrien, fait plus qu'assurer la difficile (mais sublime) partie composée par un Strauss qui semblait punir ses ténors en composant pour eux. De belle stature vocale et physique, bouleverse le public avec le bloc d'humanité de son Barak. Les rôles épisodiques exigent également beaucoup de leurs interprètes et c'est un autre mérite de l'Opéra de Lyon que d'avoir choisi avec le même soin Paweł Trojak, , pour incarner la truculence des trois frères, Giulia Scopelliti la grâce du Faucon comme celle du Gardien du seuil du Temple, la ténèbre du Messager, l'immatérialité de la Voix d'en-haut. Le Chœur et la Maîtrise, invisibles mais essentiels, envoûtent par la science d'une spatialisation qui transforme l'Opéra Nouvel en cathédrale.

Que raconter aujourd'hui avec La Femme sans ombre, cette Flûte enchantée du couple Hofmannsthal-Strauss ? À la naïveté du conte (la sage production de Nicolas Joël reprise prochainement à Toulouse), au symbolisme (la fascinante production d'Andreas Homoki vue au Châtelet en 1994), , dont l'on a apprécié le Tristan et Isolde, L'Ange de feu, l'Eugène Onéguine et la Iolanta, a préféré jeter son dévolu sur une problématique toujours actuelle : l'injonction à la maternité qui a de tout temps pesé sur les êtres humains (l'édénique « Croissez et multipliez ! ») et peut-être davantage encore sur les épaules féminines. Est-on femme si on n'a pas d'enfant ? C'est la question.

L'action commence avec un souffle féminin : celui d'une femme qui tente de se suicider ; c'est l'Impératrice, réfugiée dans le marbre de sa salle de bains. Sur les derniers accords, on la retrouvera vieillie, seule au bord de son lit, perdue dans la contemplation d'une poupée. Quelques signes avant-coureurs nous avaient avertis : des face-à-face devant des miroirs, un Faucon épileptique, des médications fournies par une Nourrice flanquée d'un trio d'infirmières, d'énigmatiques enfants surgis du jardin d'hiver qui jouxte la chambre, d'autres clonés de masques glacials… Ce n'est qu'au terme des révélations de l'étourdissante scène finale de cette Femme sans ombre que le spectateur, vierge de toute note d'intention, relie les indices et comprend a posteriori, stupéfait, le postulat du metteur en scène polonais. L'Impératrice, enjointe à la maternité par son père (Keikobad), au point d'imaginer qu'elle envie la fécondité de gens d'un rang social inférieur au sien (les teinturiers Barak), jouet d'un mari (L'Empereur) qui ne la rencontre que la nuit, sous emprise de sa gouvernante (la Nourrice) finira sa vie seule : elle n'aura de fait jamais eu d'enfant ! Un mal pour un bien si l'on considère la vision qu'en propose le spectacle : les enfants selon Treliński , gestes mécaniques et regards sans vie, sont des cauchemars sur pattes. Particulièrement désolante, cette conclusion est d'autant plus spectaculaire qu'elle sort victorieuse du bras-de-fer à rebours des dix-huit minutes lumineuses du finale optimiste de Strauss. Avant d'en arriver là, l'œil se sera empli des prodigieuses modulations d'un décor quadri-céphale magnifiquement éclairé, parfois repeint par la vidéo aux couleurs de la déréliction, et surtout très signifiant : la chambre de l'Impératrice est adossée à la cuisine encombrée de la Teinturière, reliées par deux salles de bains quasi-identiques pour signifier que le couple de teinturiers est une projection du cerveau endommagé d'une femme malade, Madame Barak, peu tentée par la maternité elle aussi, étant, comme l'Impératrice, suicidaire elle aussi. Un décor très spectaculaire qu'une tournette désosse progressivement jusqu'à un finale qui n'est plus que lignes de fuite de néons. C'est superbe, opératique en diable. Lorsque l'enfant paraît, écrivaient Hofmannsthal et Strauss. Lorsque l'enfant ne paraît pas, raconte Treliński. Un constat certes amer, vers lequel le spectateur est amené sans s'en apercevoir, mais un de ces spectacles qui hantent longtemps.

Crédits photographiques : © Bertrand Stofleth

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Lyon. Opéra. 17-X-2023. Richard Strauss (1864-1949) : La Femme sans ombre (Die Frau ohne Schatten), opéra en trois actes sur un livret de Hugo von Hofmannsthal. Mise en scène : Mariusz Treliński. Décors : Fabien Lédé. Costumes : Marek Adamski. Lumières : Mark Heinz. Vidéo : Bartek Macias. Avec : Valentin Wolfsteiner, ténor (L’Empereur) ; Sara Jakubiak, soprano (L’Impératrice) ; Lindsay Ammann, mezzo-soprano (La Nourrice) ; Julian Orlishausen, baryton (Le Messager des esprits) ; Giulia Scopelitti, soprano (Voix du faucon/Le Gardien du seuil du Temple) ; Josef Wagner, basse-baryton (Barak) ; Ambur Braid, soprano (La Teinturière) ; Paweł Trojak, baryton (Le Borgne) ; Pete Thanapat, basse-baryton (Le Manchot) ; Robert Lewis, ténor (Le Bossu/Le Jeune Homme), ; Thandiswa Mpongwana, soprano (Une Voix d’en-haut). Orchestre, Chœur et Maîtrise de l’Opéra de Lyon (chef de chœur : Benedict Kearns), direction : Daniele Rustioni

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