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À Versailles, l’Orphée et Eurydice à la croisée des mondes vu par Aurélien Bory

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Versailles. Opéra Royal. 9-III-2024. Christoph Wilibald Gluck (1714-1787) : Orphée et Eurydice, version remaniée par Hector Berlioz (1803-1869), sur un livret français de Pierre-Louis Moline, d’après le livret italien de Raniero de Cazalbigi. Mise en scène et décors : Aurélien Bory, avec la collaboration de Pierre Dequivre. Dramaturgie : Taicyr Fadel. Costumes : Manuela Agnesini. Lumières : Arno Veyrat. Avec : Marie-Claude Chappuis (Orphée), Mirella Hagen (Eurydice), Julie Gebhart (l’Amour). Collegium 1704, direction : Václav Luks

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Avec le mythe d'Orphée et l'opéra de Gluck, tout est croisement, changement et basculement. La vision d' rend visible et magnifie ce précipité de mélanges et de transitions, et trouve en et le des transmetteurs inspirés.     

Au moment pour le metteur en scène de se confronter à l'Orphée et Eurydice de Gluck dans la version de Berlioz, le défi est intimidant. Il y a d'abord le mythe lui-même, qui nous confronte à l'amour, la mort et au destin, puis l'influence majeure de ce mythe sur l'histoire de l'opéra, de Monteverdi à Gluck qui réforme le genre avec Orphée pour que cet art s'approche de la vérité. Rien n'est clair avec cette œuvre, ni son thème (ténébreux !) ni son parcours. Orphée et Eurydice a connu quatre versions, subi de multiples variations, on le chante en italien ou en français, son rôle-titre est écrit pour un castrat et réécrit pour ténor puis mezzo-soprano, et les contreténors se le sont approprié. On peut jouer sur instruments anciens ou modernes, y compris dans la version de Berlioz, restée au répertoire comme en atteste cette production créée à l'Opéra-Comique en 2018 et qui voyage de théâtre en théâtre, comme à Liège en 2019. Cette absence de version ferme et définitive, cette instabilité, cette multiplicité expliquent au moins en partie pourquoi cet opéra n'a pas une popularité à la hauteur de ses beautés.

Pour matérialiser ce basculement constant entre la vie et la mort, la terre et les enfers, la tangibilité des hommes et l'irréel des fantômes, la réalité de nos vies et la fiction du théâtre, fonde sa mise en scène sur un Pepper's Ghost, grand panneau tour à tour réfléchissant ou transparent, qui inverse les perspectives… et même renvoie l'image somptueuse des lustres doucement éclairés de la salle de l'Opéra de Versailles. Là encore, où s'arrête le rêve et où commence la réalité ? Dans cette histoire de passage et de retournement, et dans cette mise en scène faite de derenversement optique et de jeux de miroir, Bory insère des artistes circassiens qui ajoutent une part supplémentaire d'instabilité et d'étrangeté : ils font s'élever dans l'air Eurydice ou la flûtiste du ballet des ombres heureuses, ils ajoutent des tours de force et des basculements dans le vide aussi spectaculaires que pertinents par rapport au drame qui se joue. Si l'univers des acrobates est régulièrement convoqué dans les mises en scène d'opéra, ici il oblige le chœur et les solistes à des interventions dans des postures inquiétantes : ce que l'on perd en plénitude vocale ou instrumentale, on le gagne en tension inquiète. Au royaume des morts, il faut faire son deuil de son assurance et de ses certitudes !

Pour cette production, il est fait le choix de ne pas ressusciter Eurydice. Encore heureux, si l'on peut dire. À la fin de l'opéra, Eurydice morte et Orphée qui la rejoint pour l'éternité, l'orchestre s'arrête comme au milieu d'une phrase, et laisse le public déstabilisé. La musique est tronquée comme ces colonnes qui ornent certains tombeaux de jeunes gens dans les cimetières. C'est un choix courageux et cohérent, peu propre à soulever les applaudissements frénétiques de la salle, qui n'a pas une conclusion claire sur laquelle rebondir. Au fait, est-ce qu'on applaudit un enterrement ?

Sur le plan vocal, compose un Orphée sobre, qui incarne le rôle-titre sur le plan théâtral, de manière plutôt statique à la manière d'un narrateur. Elle est dramatiquement juste à défaut de susciter un envoûtement vocal. , à la silhouette longiligne dans une robe d'un blanc funèbre, a le timbre froid et clair de la jeune épouse qu'elle est entre la mort et la vie. Dans sa robe scintillante, en Amour apporte la note de séduction féminine qui égaye un tableau bien sombre, mais sa principale intervention sur une roue n'est pas propice à faire rayonner son chant. Le protagoniste finalement central de cette soirée est l'ensemble , pour son chœur et surtout pour son orchestre – et en cela Berlioz aurait donné une belle accolade à . Alors que tous les chanteurs évoluent dans les limbes et les incertitudes, l'orchestre est lui l'acteur le plus vivant, alliant la typicité des instruments anciens à une souplesse qu'on n'entend pas si souvent de la part des formations historiquement informées. À n'en pas douter, il faut y voir la marque du chef , qui fédère tous les arts et toutes les énergies, pour inscrire cet Orphée et Eurydice dans notre époque qui, progressivement, (re)découvre que le monde est comme cet opéra, incertain, changeant, pluriel.

Une mise en scène dont on souhaite qu'elle continuera encore longtemps à enchanter les scènes de théâtre.

Crédits photographiques : © Château de Versailles Spectacles

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Versailles. Opéra Royal. 9-III-2024. Christoph Wilibald Gluck (1714-1787) : Orphée et Eurydice, version remaniée par Hector Berlioz (1803-1869), sur un livret français de Pierre-Louis Moline, d’après le livret italien de Raniero de Cazalbigi. Mise en scène et décors : Aurélien Bory, avec la collaboration de Pierre Dequivre. Dramaturgie : Taicyr Fadel. Costumes : Manuela Agnesini. Lumières : Arno Veyrat. Avec : Marie-Claude Chappuis (Orphée), Mirella Hagen (Eurydice), Julie Gebhart (l’Amour). Collegium 1704, direction : Václav Luks

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