Entre mélancolie et poésie avec le Trio Fortuny

Charriant leur part de mystère et de rêve, les Trois Nocturnes (2022) pour trio avec piano du Catalan Joan Magrané Figuera côtoient la musique de deux maîtres en mélancolie, Josef Suk et Piotr Ilitch Tchaïkovski, dans ce premier disque du jeune Trio Fortuny.

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Exprimé avec ou sans les voix, le contenu poétique affleure toujours dans la musique raffinée et sensuelle de Joan Magrané Figuera dont le catalogue compte déjà plus de quatre-vingt numéros. Par nature, confie-t-il, ma pensée musicale tend vers la miniature et le détail  ». La chose s'entend dans ses Trois Nocturnes (2022), trois mouvements intérieurs passant du rêve à l'hallucination. Avec ses brèves figures aux souples inflexions qui se répètent, le début du premier Nocturne (poco andante, sognante) confine les trois instruments dans un espace quasi immobile ; avant qu'ils ne s'animent et propulsent le son aux limites extrêmes de leur tessiture. Cette écriture du mouvement et de la fugacité se retrouve, amplifiée, dans le troisième Nocturne (Mosso, Allucinato), réitérant de manière obsessionnelle de brèves figures qui balaient cette fois tout l'espace, du grave à l'aigu, dans un étirement maximal des tessitures. Le piano (Marc Heredia) est central dans le deuxième (Larghetto, onirico), qui fait miroiter ses sonorités sur lesquelles glisse le son tremblé des cordes. Le rendu de la matière est délicat et la synergie des trois interprètes opère dans cette musique du sensible et de l'intime qui guide notre écoute vers un ailleurs poétique.

L'Élégie (1902) de Josef Suk est une œuvre courte qui sert de préambule aux deux autres. Dotée d'un thème sublime, elle laisse apprécier le timbre subtilement voilé du violon de Joel Bardolet. Le violoncelle de Pau Codina n'est pas moins émouvant lorsqu'il relaie son partenaire ou dessine la ligne de contrepoint.

Le Trio en la mineur (1882), « à la mémoire d'un grand artiste », de Tchaïkovski est d'une toute autre envergure. Chef d'œuvre de la musique de chambre du postromantisme, il est écrit en quelques semaines par le compositeur sous le coup du décès de son ami Nikolaï Rubinstein. Le trio surprend encore aujourd'hui par sa durée (comparable aux dernières symphonies du Russe !), sa dimension orchestrale et son écriture virtuose, de la part d'un compositeur qui s'est peu illustré dans la musique de chambre. Le premier mouvement, « pièce élégiaque », est abordé avec un bel élan par les interprètes, violoncelle et violon chaleureux pour exprimer la mélancolie profonde contenue dans le premier thème. Le piano n'est pas en reste, puissant et effusif. On regrette cependant qu'il ne prenne pas une position plus centrale dans l'enregistrement, pour embrasser dans sa résonance la sonorité de ses deux partenaires. Le retour assombri du premier thème avec les sonorités filtrées des deux cordes est saisissant.

Le second mouvement, douze variations sur un thème somme toute assez insignifiant, n'échappe pas à un certain académisme, bien assumé pour autant par les trois interprètes, avec l'aisance virtuose et la souplesse qu'exige ce genre d'exercice, valse et fugue comprises! Comme dans sa Symphonie n° 6, Tchaïkovski fait revenir in fine le thème élégiaque du premier mouvement, comme si ce grand divertissement n'avait pu dissiper le sentiment de deuil initial. Les Fortuny sont exemplaires, jouant le jeu avec un plaisir tangible et un parfait équilibre sonore.