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A Genève, Anna Karénine entre en danse

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Genève. 18 & 19-IV-2012. Grand Théâtre. Rodion Chtchedrine (né en 1932) : Anna Karenina, ballet en deux actes d’après le roman de Léon Tolstoï. Chorégraphie : Alexei Ratmansky. Décors et costumes : Mikael Melbye.
Lumières
: Jorn Melin. Dramaturgie : Martin Tulinius. Vidéo : Wendall Harrington. Avec 
Victoria Tereshkina*, Uliana Lopatkina, Anna Karenina ; Vladimir Shklyarov*, Andreï Yermakov, Comte Alexis Vronski ; Svetlana Ivanova*, Maria Shirinkina, Princesse Ekaterina Cherbatskaya ; Alexeï Timofeyev, Constantin Levine ; Ilya Kuznetsov*, Viktor Baranov, Alexis Karenina ; Yevgenia Dolmatova*, Xenia Ostreikovskaya, Dolly ; Dmitry Pykhachov, Steve. Ballet et Orchestre du Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg. Direction musicale : Alexei Repnikov

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Quelle leçon ! Rarement il a été donné à votre serviteur d'assister à un spectacle aussi abouti. Une leçon. Une leçon de danse, de musique, de chorégraphie, de dramaturgie, de mise en scène, de décors, de costumes, d'énergie, d'inventivité, de technique, d'humilité. En un mot comme en mille : un leçon d'art.

Annoncé du bout des lèvres en début de saison par le Grand Théâtre de Genève, la venue du ballet et de l' au grand complet ressemblait plus à un rêve qu'à une quelconque réalité. Cependant, le rêve s'est concrétisé. Au delà de toute espérance. Valéry Gergiev suivi de toute son armée musicale a débarqué sur la scène du Grand Théâtre pour trois soirées de ballet qui resteront gravées dans la mémoire des spectateurs genevois.

Un théâtre plein à craquer où la langue russe s'entendait presque partout. La venue de cette troupe mythique, précédée de la réputation de son chef emblématique avait mobilisé tout ce que Genève compte de représentants de la terre des tsars.

Une leçon de musique d'abord. Dans ce ballet qui reprend la trame du roman de Tolstoï, s'est inspiré de la musique de Tchaïkovski, celle que devait entendre Tolstoï au moment de l'écriture d'Anna Karénine. Usant de quelques citations de la 3e Symphonie et son 2e Quatuor, Chtchedrine offre une musique colorée soulignant admirablement les aspects lyriques de la passion naissante et irrésistible qui enflamme Anna Karénine et son amour pour le Comte Vronski, comme les noirceurs et les affres de leur impossible relation. Tout un premier acte que les cordes baignent dans la douceur et les ardeurs de l'amour qu'un second acte resplendit des images de la société impériale et des gaietés de la vie facile, jusqu'aux sonneries graves des cuivres, aux percussions de la maladie, de l'exclusion et de la mort d'Anna Karénine.

Une leçon de danse ensuite. A Genève, ces soirées ont été illuminées par trois des sept danseuses étoiles du Mariinski. La maîtrise technique de ces artistes, comme de leurs répondants masculins outre respirant la perfection, leur permet d'aller au delà de la « simple » danse et d'habiter émotionnellement leurs personnages avec une théâtralité émouvante. Quelle différence entre l'Anna Karénine de ou celle d' ? Quelle différence entre le Comte Vronski de et celui d'Andrei Yermakov ? Peut-être que l'une est plus théâtrale, plus portée vers l'émotion pure, l'autre est techniquement plus accomplie, se fondant dans l'être profond d'Anna. Peut-être que le Vronski de l'un est un amoureux plus démonstratif que l'autre qui porte Anna telle une icône sacrée. Reste que, dans cet hymne à la grâce des corps, tous sont habités de l'authenticité d'être. Dans cette longue pièce dominée par la quasi omniprésence d'Anna Karénine et d'Alexis Vronski, du premier pas au dernier (superbe) pas de deux personne ne ménage son énergie, ni son talent. Tous occupés à donner corps au drame.

Une leçon de dramaturgie, de mise en scène et de chorégraphie. Dans ce spectacle, alors que l'on se trouve en face de danseurs classiques avec ce que cela comporte de pointes et de sauts acrobatiques, de tradition, la scène se meuble de personnages occupant le décor comme des éléments à l'intrigue. C'est ici le serviteur de la famille Karénine qui, marchant avec peine, obséquieusement embrasse les mains de sa maîtresse. C'est là l'enfant d'Anna qui se précipite dans les bras de sa mère. C'est encore ces spectateurs d'une course de chevaux qui scrutent la piste de leurs jumelles. Grâce à la chorégraphie inventive d', à la dramaturgie fouillée de Martin Tulinius, les univers entourant le monde d'Anna Karénine sont restitués avec pudeur et précision.

Nous ne sommes plus dans un spectacle de danse mais dans un véritable opéra. Un opéra sans paroles mais dont les attitudes, les regards racontent plus que des mots. Voir Alexis Karénine molester Anna, exercer son autorité « patrimoniale », comme ressentir la douleur d'Anna lorsqu'on la sépare de son fils, la voir malade telle une Traviata agonisante, surprendre son regard halluciné au moment de marcher vers la mort. Longtemps on se souviendra de l'émotion bouleversante de ce geste d'Anna, le bras lancé en avant, la main levée pour refuser le retour de son amant, puis alors qu'il s'éloigne, voir cette même main s'infléchir comme pour un ultime adieu.

Une leçon de décors, qui dans l'univers souvent plat et nu des exigences de la danse, introduit un wagon nimbé de fumée, alors que le fond de scène se pare de la projection vidéo de neige tombant. Une vidéo transportant, en quelques instants Anna et Vronski à Venise, puis soudain dans l'immense bibliothèque des Karénine, puis dans l'appartement gris des amants comme dans les allées du champ de course de Krasnoye Selo ou encore à l'opéra, où Anna, vêtue du rouge de la honte, subit l'indifférence puis la désapprobation collective de la société moscovite. Images suggestives, décors simples rehaussés de costumes magnifiquement dessinés. Du théâtre tel qu'il est rare d'en voir dans un spectacle de danse.

Et la musique de , sommet d'inventivité. Une musique qui tient particulièrement à cœur au compositeur russe puisque ce ballet fut composé pour son épouse, la danseuse . Dans la fosse, remplaçant au deuxième jour des représentations Valéry Gergiev (devant diriger la première de « Pelléas et Mélisande » au Mariinski !), le chef confirme sa sensibilité à la danse dont il s'est fait le spécialiste au Mariinski.

Et enfin une leçon d'humilité devant le respect profond de chaque artiste face à l'œuvre et au public. Au moment des saluts, le public s'est montré généreux de ses applaudissements. En même temps, point de délire. Pas de manifestations. De « standing ovation » trop souvent distribuées à tout-va. Simplement des applaudissements chargés d'une certaine nostalgie. La nostalgie de devoir quitter une troupe et des solistes si totalement engagés dans leur art.

A l'entracte, la curiosité a porté votre serviteur vers la fosse de l'orchestre. Quel étonnement à la vue des instruments de l'orchestre. Avec ces contrebasses et ces violoncelles aux bois fatigués, aux vernis décolorés, ces violons rafistolés, ces trompettes aux argents ternis, on est loin de la rutilance apparente de nos orchestres. Une petite piqûre de rappel pour se souvenir que le Mariinski et ses musiciens ont vécu des heures sombres et douloureuses, il n'y a pas si longtemps de cela. Aujourd'hui, il se relève d'éclatante façon. Certes Valéry Gergiev y est pour beaucoup, mais aussi la rigueur, l'enthousiasme indestructible et l'abnégation de ces musiciens.

Crédit photographique : (Anna Karenina), , (Comte Vronski) © Grand Théâtre de Genève/Vincent Lepresle

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: Jorn Melin. Dramaturgie : Martin Tulinius. Vidéo : Wendall Harrington. Avec 
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