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Les Châtiments à Dijon : la modernité nécessaire de Kafka

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Dijon. Auditorium. 16-II-2020. Brice Pauset (né en 1965) : Les Châtiments, opéra en 3 actes sur un livret de Franz Kafka.Mise en scène : David Lescot. Décor : Alwyne De Dardel. Lumières : Paul Beaureilles. Costumes : Mariane Delayre. Avec : Allen Boxer, Georg/Gregor/l’Officier ; Michael Gniffke, Le Père/Monsieur Samsa/Le Voyageur ; Emma Posman, Frida/Greta ; Helena Köhne, Madame Samsa ; Ugo Rabec, le Gérant/Soldat ; Zakaria El Bahri, Alessandro Baudino, Takeharu Tanaka, les Locataires; Anna Piroli, la Bonne. Zakaria El Bahri, Alessandro Baudino, Dana Luccock, Analisa Mazzoni, Anna Piroli, Takeharu Tanaka, les Locataires; Anna Piroli : Madrigal. Orchestre Dijon Bourgogne, direction musicale : Emiliano Pomarico

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inscrit dans le marbre du répertoire lyrique le combat de Kafka pour un monde humain.

Les-Châtiments©Gilles Abegg-Opera de Dijon_IMG-7786 copie
C'est à Franz Kafka que revient la primeur de l'idée d'une « Trilogie des châtiments » qui aurait regroupé trois de ses textes les plus emblématiques : Le Verdict (1913), La Métamorphose (1915), Dans la colonie pénitentiaire (1919). C'est qui, un petit siècle plus loin, réalise le vœu du grand écrivain. Le compositeur, sur le métier des Châtiments depuis une décennie, pointe une époque (la nôtre) dont les aînés s'activent au sacrifice de leur descendance.

Dans la colonie pénitentiaire a déjà été mis en musique, en l'an 2000, par . Cet opéra de chambre prémonitoire, régulièrement monté, nécessite un quintette à cordes. Celui de convoque l'orchestre de Bruckner. Si les deux écritures musicales n'ont rien en commun, elles s'accordent à dire la mélancolie (celle de Glass) et la violence (celle de Pauset) d'un temps où le terme de « ressources humaines » désigne l'humain.

Les Châtiments suivent le tracé de la pointe sèche d'un formidable librettiste malgré lui : Franz Kafka soi-même adapté par le dramaturge-maison Stephen Sazio. Chanté dans le Prager Deutsch que parlait Kafka, Les Châtiments avoisinent les 2h30. Sa prosodie calquée sur la voix parlée, est celle aujourd'hui familière de Wozzeck (Pauset aime à évoquer aussi le stile concitato monteverdien). L'ampleur et la subtilité arachnéenne de son orchestration, ses fracas calculés savent passionner, terrifier, amuser. Une immersion sans temps mort, dans le sillage du sensationnel Koma de la saison précédente.

Les-Châtiments©Gilles Abegg-Opera de Dijon_IMG-7970 copie
Collée, comme la partition de Brice Pauset, au livret de Kafka, la mise en scène de , très littérale, affiche un prioritaire souci de lisibilité, si l'on excepte la frustration d'une ultime image dont l'inachèvement brouillon, s'il n'est pas dû à un noir trop précipité, fait naître le regret que l'image ne s'associe pas davantage à l'unité musicale de la partition : , auteur in loco d'une sensationnelle Finta Giardiniera (DVD Erato), opte pour deux décors différents, sans autre lien entre eux que la violence de ce qui s'y déroule, et les chanteurs (méconnaissables) qui s'y ébattent.

Avant l'entracte, la machine de mort familiale. Pour Le Verdict (un fils broyé par la vindicte jalouse d'un père) et La Métamorphose (l'abandon par toute une famille d'un fils hors-normes), elle se met en branle très cinématographiquement au cours de lents travellings, ouverts et fermés à l'iris, dans les intérieurs pragois de leur scénario : trois pièces cloisonnées, auxquelles seul l'œil du spectateur a accès dans sa globalité, meublées d'accessoires voyageant incognito d'une intrigue à l'autre.
Après l'entracte, la machine de mort gouvernementale. Un monstrueux échafaudage de bois, de câbles, de roues dentées, généralement caché par les metteurs en scène. A l'instar de l'Officier qui, au cours de monologues enfiévrés, en décrit par le menu le fonctionnement horrifique (une herse inscrit sur le corps du condamné la sentence consécutive à la faute, avant de l'exécuter), montre. Même le corps nu de l'Officier (après que le Voyageur aura conclu, au grand soulagement du spectateur : « Je suis un adversaire de cette procédure») et s'offrant, au terme d'une impressionnante transe fonctionnariale, non pas à la science, mais à une certaine mystique, voire une « esthétisation », de la torture.

Les-Châtiments©Gilles Abegg-Opera de Dijon_IMG-1200790 copie
Trois actes pour trois hommes, trois fils suppliciés par les pères. Ceux-ci sont des ténors, ou plutôt un ténor, le même, Michael Gniffke, déjà tétanisant Capitaine de Wozzeck sur les mêmes planches. Ceux-là sont un seul et même baryton : , timbre stylé mais manquant de projection dans La Métamorphose, vocalement broyé par la machine pénitentiaire – peut-être est-ce voulu ? – est ce colosse nu au corps supplicié et ruisselant de sang, soulevé dans les airs (stupéfiant moment) par la machine infernale. , Frieda puis Grete, possède la kyrielle des aigus requis au moment de l'abandon définitif du frère métamorphosé. Helena Köhne caricature joliment son accorte Madame Samsa, restant un soldat un brin fruste. Immatérialisé, le chœur, rebaptisé Madrigal, fait entendre, depuis la fosse, la voix nouvelle de l'insecte Gregor.

On est heureux de retrouver, après Wozzeck, l'expérience et la science d'Emilio Pomarico qui hisse l' à la hauteur de l'avènement d'une création qui scelle en beauté la résidence de Brice Pauset (dix années) à l'Opéra de Dijon. Les Châtiments est d'ores et déjà une des pierres blanches des treize années du travail remarquable de Laurent Joyeux, dont c'est (déjà !) l'avant-dernière saison à la tête d'une institution dont il a fait, au moyen de spectacles mémorables (une très originale Tétralogie en deux journées, des Janáček de toute beauté, l'escale du Tristan de Py, les deux sommets Kosky, de magnifiques recréations baroques, la résidence Alarcon, la présence d'Emanuelle Haïm, des Dissonances, des Traversées Baroques…), une des scènes majeures de la vie musicale française.

Crédits photographiques : © Gilles Abegg

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Le triptyque Les châtiments de Kafka porté à la scène par Brice Pauset

 

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