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À Liège, Adriana Lecouvreur : un vibrant hommage aux Arts de la Scène

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Liège. Opéra royal de Wallonie. 16-IV-2023. Francesco Cilea (1866-1950) : Adriana Lecouvreur, opéra en quatre actes sur un livret d’Arturo Colautti, d’après la pièce éponyme d’Eugène Scribe et Ernest Legouvé. Mise en scène et décors : Arnaud Bernard, assisté de Virgile Koering. Costumes : Carla Ricotti. Chorégraphie : Gianni Santucci. Lumières : Patrick Méeüs. Avec : Elena Moșuc ; Adriana Lecouvreur; Anna Maria Chiuri : la principessa di Bouillon; Luciano Ganci : Maurizio; Luciano Ganci : Maurizio; Mario Cassi : Michonnet; Mattia Denti : Il principe di Bouillon; Pierre Derhet : l’abate di Chazeuil; Luca Dall’ Amico : Quinault; Alexander Marev : Poisson; Hanne Roos : Madamigella Jouvenot; Lotte Verstaen : Madamigella Dangeville; Benoit Delvaux: Majordome. Ballet, Choeurs et Orchestre de l’Opera Royal de Wallonie, Denis Segond, chef des choeurs, Christopher Franklin, direction musicale générale

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L'Opéra Royal de Wallonie propose une nouvelle production d'Adriana Lecouvreur, l'œuvre lyrique majeure de Francisco Cilea. Une réalisation intéressante surtout par la mise en abyme habile et la belle scénographie, un rien trop appuyée, d'.

En 1730, la comédienne Adrienne Lecouvreur adulée tant par le public que par les cercles intellectuels, tant pour ses talents de tragédienne que pour le naturel et l' »honnêteté » de sa déclamation, meurt brutalement dans des circonstances obscures : une rivalité amoureuse l'opposait à la princesse de Bouillon, et aussitôt des rumeurs d'empoisonnement ourdie par la noble concurrente circulent. Une autopsie – peu concluante – de la dépouille de l'artiste sera d'ailleurs demandée par son ami et admirateur Voltaire.

Un bon siècle plus tard, Scribe et Legouvé transmutent ce ténébreux fait divers et cette brutale fin de carrière en une intrigue théâtrale à succès, qui servira de base à plusieurs opéras : seul l'ouvrage lyrique de s'est maintenu d'une manière relative mais très juste, au répertoire, grâce à d'indéniables qualités musicales intrinsèques et à l'adaptation efficace de la pièce originale par le librettiste Arturo Colautti.

La partition se révèle toutefois assez hybride, bien à l'image du début du XXᵉ siècle opératique à la croisée de multiples courants : c'est un compromis entre hommage néo-classique et vérisme alors triomphant, entre flux musical continu et beaux airs solistes sobrement distribués. Il y a aussi ça et là quelques coups de chapeau obliques aux maîtres révérés : par exemple, le dernier acte semble, en son prélude désespéré, une révérence à la page similaire du Tristan wagnérien, tandis que le Poveri fiori distillé par une Adriana fatalement meurtrie et intoxiquée fait songer irrésistiblement à l'Addio del Passato de la Traviata verdienne remis au goût du jour. Mais ailleurs, l'ouvrage sacrifie parfois aux traditions déjà bien datées à l'époque : le ballet-divertissement au cours du banquet chez le Prince de Bouillon au troisième acte, bien longuet, casse le rythme du drame et diffère trop l'affrontement entre les deux principales protagonistes féminines. Et d'une manière générale, Cilea ne peut prétendre atteindre les mêmes sommets, sur le plan de l'inspiration mélodique, de la maîtrise dramaturgique ou de l'orchestration tour à tour subtile et rutilante que son exact contemporain Puccini.


Le metteur en scène s'explique dans les notes de programme sur ses options : « sortir du réalisme et renforcer l'illusion théâtrale », où le métier d'acteur prend, par sa duplicité, l'ampleur d'un jeu de rôles et de société, et solliciter de la sorte « la réduction d'écart entre action et représentation ». Il entend retrouver et maintenir, non sans un certain artificialisme, l'unité classique (de temps, de lieu et d'action) toute française : il s'agit, pour lui, de raconter « l'histoire d'une femme simple et artiste honnête comblée et adulée », mais maudite par le destin, et à travers elle, d'évoquer, partagées entre soif d'absolu, joie créatrice, fragilité humaine et illusions perdues, les grandeurs et servitudes du monde de la Comédie Française – avec des références visuelles (trop ?) appuyées aux stars de diverses époques – citons l'exposition, à l'orée du deuxième acte, d'une copie de portrait monumental de Rachel par Gérome (original au musée Carnavalet !) ou les multiples images entre autres de Sarah Bernhardt accrochées aux murs de loge, lors du dernier tableau. Les beaux et sobres costumes de – si l'on excepte peut-être la tenue peu élégante de motarde (ou d'aviatrice ?) de la princesse de Bouillon, venue ainsi mal fagotée, en véritable garçonne, incognito au pavillon de la Grande-Batelière,- transposent significativement l'opéra du règne de Louis XV au début du XXᵉ siècle! De même les intermèdes du festin au troisième acte renvoient ce soir tant à la danse serpentine façon LoÏe Fuller exécutée depuis les cintres jusqu'au sol , qu'aux premiers succès des Ballets Russes de Diaghilev à Paris par ces danses bigarrées à la gestique presque cubiste. Cette mise en abyme se veut donc hommage transgénérationnel et transversal à toute la grande famille des arts de la scène.

Au lever de rideau du premier acte, nous sommes ainsi plongés dans les coulisses de la Comédie Française, en pleine effervescence un soir de première, avec toute la machinerie et les préparatifs présupposés : on devine la scène et la salle côté jardin, dont l'accès est longtemps barrée par un paravent métallique. Au milieu d'un joyeux tohu-bohu à dessein confus, émergent lentement les divers rôles secondaires puis triomphalement l'héroïne et son futur amant Maurizio. Les changements des décors (très réalistes et soignés), co-signés par le metteur en scène et Virgile Koering, se font entre les actes impairs et pairs en prise directe, sans le moindre baissé de rideau, – le personnel technique est ainsi associé à l'hommage – visant à l'installation d'éléments des loges et salons ainsi figurés au sein même desdites coulisses. En bref voici des décors gigognes, jetés sous les feux de la rampe par le truchement des éclairages très modelés de .


Si touche à l'essence du drame dans son intimité au quatrième acte – où les éléments de décors surnuméraires regagnent, à la mort de l'héroïne, comme par magie (et un jeu de cordes bien visible…) les cintres, et où Adriana au seuil de la mort accomplit ses ultimes pas vers la lumière bienfaitrice d'une transfiguration artistique, nous sommes plus réservés quant à la conduite d'acteurs au fil des deux actes médians : les quiproquo et les cassés-croisés, il est vrai assez complexes, au pavillon de la Grande–Batelière nous semblent un peu maladroitement menés et surtout toute la scène du banquet du troisième acte et son l'affrontement des deux rivales manquent considérablement de tension et de dramatisme dans la conduite des principales protagonistes, un peu livrées à elles-mêmes.

La distribution vocale appelle quelque menues réserves par une relatif manque d'homogénéité qualitative. , autrefois colorature célébrée en Reine de la Nuit a, avec le temps, élargi, à l'instar de sa tessiture, son répertoire et assure la majorité des représentations mosanes. Si elle convainc en Adriana Lecouvreur lors de sa bienheureuse apparition liminaire et joue la carte d'un pudique intimisme tout au long la longue agonie, elle se montre vocalement plus fébrile et instable – à l'émission et dans la maîtrise du vibrato – lors des scènes de connivence puis d'opposition avec sa rivale, au fil des actes médians et affiche un certain artificialisme dans la sophistication, notamment au fil du mélodrame reprenant la tirade de Phèdre au climax de l'affrontement avec sa rivale…Un comble quand on pense que la Lecouvreur était connue pour le naturel de son jeu et de sa déclamation.

, en princesse de Bouillon, fait preuve d'une incontestable hautaine et vénéneuse présence physique, mais sa voix de mezzo-soprano dramatique, malgré une science intacte, apparaît quelque peu fatiguée : le registre grave s'avère assez cru et banal.
En Maurizio, le Comte de Saxe tant convoité par les deux femmes, nous retrouvons le ténor italien très en vue , lequel nous avait, à Liège également, à demi convaincu en décembre dernier en Zamoro, dans la rarissime Alzira verdienne. Il est ici employé de manière bien plus optimale, dans un rôle qu'il connaît déjà très bien, et dans un registre vocal et dramatique qui lui sied beaucoup mieux. Le timbre est solaire, la vaillance vocale au rendez-vous, le volume sonore idéal pour une salle à l'italienne de dimension relativement modeste, comme celle de l'opéra mosan. Peut-être peut-on lui reprocher stylistiquement l'un ou l'autre coup de glotte discutable mais parfaitement assumé. Le baryton malgré une voix parfois fatiguée et en léger retrait, campe une très humaniste composition d'acteur en Michonnet, l'intendant de théâtre amoureux transi de son actrice fétiche, partagé entre humour un peu bouffon dans ses réparties et philosophie fataliste, au-dessus de la mêlée et des clivages sociaux, face aux aléas de la vie sentimentale ou artistique ou face à un Destin injuste. La basse Mattia Denti campe un prince de Bouillon bien moins convaincant, monolithique, sans beaucoup de nuances, peu enjôleur lors de sa visite liminaire aux actrices dans les coulisses au premier acte, amant et mari assez contrit et uniment jaloux au fil de ses apparitions ultérieures. Par contre, le Belge , donne une parfaite incarnation, en ténor de demi-caractère au timbre parfaitement idoine, de l'Abbé de Chazeuil, à la fois sournois entremetteur sentimental, confident peu fiable, et voyeur au regard quelque peu lubrique et hypocrite malgré une soutane de pacotille. Les rôles secondaires de Quinault et Poisson sont distribués à deux habitués des lieux, respectivement Luca Dall' Amico et , comme souvent irréprochables et parfaits, tandis que , en Mademoiselle Jouvenot, et en Mademoiselle Dangeville font d'honorables débuts liégeois au fil de leurs courtes apparitions.

La direction musicale du chef américain s'avère très pugnace et permet de retrouver une cohérence des pupitres parfois assez problématique, ces dernières saisons, dans la fosse mosane. Si la coordination avec le plateau est plus que correcte, les tutti sont parfois durs et écrasants et nous souhaiterions un meilleur modelé des phrasés, une gradation des nuances plus affinée pour un soutien idéal des voix. Cette absence relative d'échelonnement dynamique est en contradiction avec l'éphémère et fragile beauté de l'émouvante scène finale telle que l'a envisagée, dans son intemporalité impalpable et lumineuse, le metteur en scène Arnaud Bernard.

Crédits photographiques :; vue d'ensemble au premier acte; balle du troisième acte; et ; et Matti Denti © ORW-Liège – J. Berger
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