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Le Château de Barbe-bleue à Bâle : à l’extérieur ou à l’intérieur ?

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Bâle. Theater Basel. 3-XII-2022. Béla Bartók (1881-1945) : Le Mandarin merveilleux ; Musique pour cordes, percussion et célesta (1er mouvement) ; Le Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte sur un livret de Béla Balázs. Mise en scène et chorégraphie : Christof Loy. Décor : Márton Ágh. Costumes : Barbara Drosihn. Lumières : Tamás Bányal. Avec : Gorka Culebras, Carla Perez Mora, Joni Osterlund, Nicky van Cleef, Jaroslaw Kruczek, Mario Branco (Danseurs) ; Nicolas Franciscus, rôle parlé (le Barde) ; Christof Fischesser, basse (Barbe-Bleue) ; Evelyn Herlitzius, mezzo-soprano (Judith). Chœur du Theater Basel (chef de chœur : Michael Clark) et Sinfonieorchester Basel, direction musicale : Ivor Bolton

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Un prenant diptyque Bartók à Bâle, mis en scène et chorégraphié par , dirigé par , incarné par de magnifiques danseurs et deux immenses chanteurs : et Christof Fischesser.


Ce nouveau spectacle du Theater Basel est né de la volonté commune de et . Monter l'unique et bref opéra en un acte de pose immédiatement la question du complément de programme. Plutôt que d'opter pour le compagnonnage d'un autre opéra en un acte d'un autre compositeur, l'idée judicieuse s'est imposée de rester dans l'univers musical du compositeur hongrois au moyen d'un jeu de miroirs entre Le Château de Barbe-Bleue et Le Mandarin merveilleux.

Force est de reconnaître que chacune des productions du Château de Barbe-Bleue qui se sont succédé depuis la création, en 1918, de cet opéra particulièrement énigmatique (jugé « injouable » dès 1911 par les membres du jury de la Commission des Beaux-Arts de Budapest) ont marqué le pas devant l'intrigue d'une œuvre qui a tout de l'opéra d'une vie, renvoyant généralement le spectateur à un abîme de questionnements. Le Château de Barbe-Bleue reste un boulevard offert à l'imagination. Récemment, l'Opéra de Lyon permit même à Andriy Zholdak d'en proposer deux versions totalement différentes au cours d'une même soirée.

Christoph Loy, connu pour sa propension à l'intellectualisation des livrets les plus amènes, trouve dans la symbolique du Château matière idéale à exercer ses talents de psychanalyste scénique. Dans le livret de Béla Balázs, le symbole règne en maître autour d'une intrigue somme toutes assez universelle : au soir de ses noces, une femme amoureuse questionne son mari sur sa vie vécue avant elle. Les insistants « Réponds vite, Barbe-Bleue » de la femme se heurtent comme vagues sur le granit au « Judith, aime-moi, tais-toi » de l'homme. On songe bien évidemment à Elsa face à Lohengrin, autre taiseux notoire du répertoire. Chez Bartók, une heure d'horloge suffit à transformer l'héroïne en artisane de son propre malheur.


Loy rétablit d'abord le Prologue parlé, absent de la quasi-totalité des versions discographiques. Un Barde nous parle : « Si vieux est le château, si vieille est la légende… Le monde dehors est rempli d'ennemis… Vieille légende, mais que signifie-t-elle… Le rideau des cils de nos yeux s'entrouvre… »

Une plage anthracite aux confins de la ville, la nuit… une cabine téléphonique taguée au pied d'une sombre demeure de bois montée sur une forêt de pilotis : c'est là que Loy chorégraphie Le Mandarin merveilleux (créé à Cologne en 1926), actualisant au plus près de sa sensualité l'argument audacieux de Menyhért Lengyel : une prostituée malmenée par ses souteneurs découvre l'amour avec un Mandarin. Loy évacue tout exotisme oriental, qui habille son Mandarin en un séduisant garçon d'aujourd'hui dont les manières, à l'opposé de celles en cours jusque là, troubleront chacun des protagonistes. Ce Mandarin merveilleux est l'occasion de révéler que le metteur en scène était aussi un chorégraphe affûté : ne cesse de lancer sur et hors de scène une poignée de danseurs survoltés dont le jeu intense et le mouvement perpétuel, au plus près de corps que l'on sent prêts à tout, rappellent les courses fiévreuses des spectacles de Chéreau. La fosse révèle également un qu'on n'attendait pas dans ce répertoire. La violence haletante de la partition lui inspire une lecture suffocante, dont l'urgence semble le maître-mot. Coupant la parole au Barde, il lance la talentueuse phalange bâloise dans une sorte de course à l'abîme qui conduira à la mise à mort du Mandarin, malmené, progressivement dénudé, avant d'être ressuscité par le premier mouvement de la Musique pour Cordes, Percussion et Célesta (créée à Bâle en 1937) pour un pas de deux qui rappelle que la Mort ne vainc pas l'Amour. Fin « heureuse », donc : en sera-t-il de même pour Barbe-Bleue et Judith ? Rendez-vous après l'entracte…


… Le Barde revient (c'est lui qui avait été convié à donner le coup de grâce au Mandarin), redit mot pour mot le Prologue. Judith a la même robe noire que la prostituée du Mandarin merveilleux, Barbe-Bleue le même costume que ce dernier. La cabine téléphonique quasiment immergée, les pilotis engloutis par une catastrophe dont on ne nous aura rien dit : le décor semble contredire l'optimisme exprimé par cette coïncidence vestimentaire entre le ballet et l'opéra. La demeure est cette fois au ras du sol, comme si elle s'y était enfoncée. À l'instar du héros éponyme, l'énigmatique bâtisse ne livrera aucun secret et l'on aura attendu en vain les ouvertures successives des sept portes telles que décrites dans l'opéra. Car le propos de Christof Loy est tout autre : on est « à l'intérieur ». Les portes à ouvrir sont psychologiques, voire physiques, dans les âmes, dans les corps : la cinquième porte, tant attendue, refuse de s'ouvrir sans ambiguïté lorsque le mari se rue violemment sur sa femme, qui échappe à l'étreinte en poussant, par-dessus les tenues d'un orchestre devenu orgue, le cri culminant de la partition. À la fin, Judith laisse Barbe-Bleue tout à sa nuit, le regardant de loin s'immerger dans le plan d'eau où les voyous avaient voulu noyer le Mandarin. En contrepoint inversé, la sombre demeure, dont rien ne nous aura signifié qu'elle est celle de Barbe-Bleue, s'extirpe imperceptiblement du sol pour gagner lentement les cintres, faisant réapparaître, jusqu'au vertige cette fois, la forêt de pilotis sur laquelle elle était juchée.

Pour soutenir pareil pari, il faut des bêtes de scène : la tension du Mandarin ne retombe pas pour Barbe-Bleue, comme on s'en doutait, avec . Elektra du dernier Chéreau, la cantatrice, réputée pour son engagement à la Gwyneth Jones, particulièrement en forme en ce soir de première, trouve en Judith matière à incandescence. Se consumant telle Romy Schneider dans La Mort en direct, habitant la scène dans ses grandes largeurs, elle trouve en un partenaire à sa mesure: Oreste bouleversant avec Berghaus, Ochs finaud avec Kosky, , classieux, idéalement tourmenté, impose, dès les premières notes, la stature d'un très grand Barbe-Bleue. Le , d'une ténébreuse plénitude, achève de parer d'allures funèbres ce spectacle salué par des acclamations, et qui, du symbole à l'hermétisme, aura au moins eu le mérite de répondre sans ambiguïté à l'invite du Barde : « Où est la scène : à l'extérieur ou bien à l'intérieur ? »

Crédits photographiques : © Matthias Baus

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Bâle. Theater Basel. 3-XII-2022. Béla Bartók (1881-1945) : Le Mandarin merveilleux ; Musique pour cordes, percussion et célesta (1er mouvement) ; Le Château de Barbe-Bleue, opéra en un acte sur un livret de Béla Balázs. Mise en scène et chorégraphie : Christof Loy. Décor : Márton Ágh. Costumes : Barbara Drosihn. Lumières : Tamás Bányal. Avec : Gorka Culebras, Carla Perez Mora, Joni Osterlund, Nicky van Cleef, Jaroslaw Kruczek, Mario Branco (Danseurs) ; Nicolas Franciscus, rôle parlé (le Barde) ; Christof Fischesser, basse (Barbe-Bleue) ; Evelyn Herlitzius, mezzo-soprano (Judith). Chœur du Theater Basel (chef de chœur : Michael Clark) et Sinfonieorchester Basel, direction musicale : Ivor Bolton

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