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À Genève, Don Carlos ou le bal des pendus

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Genève. Grand Théâtre. 15-IX-2023. Giuseppe Verdi (1813-1901) : Don Carlos, grand opéra en cinq actes sur un livret de François-Joseph Méry et Camille du Locle, d’après Dom Karlos de Friedrich von Schiller. Mise en scène : Lydia Steier. Décors et vidéo : Momme Hinrichs. Costumes : Ursula Kudrna. Lumières : Felice Ross. Dramaturgie : Mark Schachtsiek. Avec Charles Castronovo, Don Carlos ; Stéphane Degout, Rodrigue, Marquis di Posa ; Eve-Maud Hubeaux, La princesse Eboli ; Rachel Willis Sørensen, Élisabeth de Valois ; Dmitry Ulyanov, Philippe II ; Liang Li, Le Grand Inquisiteur ; William Meinert, un moine ; Ena Pongrac, Thibault ; Julien Henric, Le Comte de Lerme ; Giulia Bolcato, une voix du ciel ; Raphaël Hardmeyer, Benjamin Molonfalean, Joé Bertili, Edwin Kaye, Marc Mazuir, Thimothée Varon, Députés flamands. Chœur du Grand Théâtre de Genève (chef de chœur : Alan Woodbridge). Orchestre de la Suisse Romande. Direction musicale : Marc Minkowski.

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Ayant pour fil rouge les « Jeux de pouvoir », le Grand Théâtre de Genève ouvre sa nouvelle saison d'opéra avec un Don Carlos de en version française originale, dans sa configuration en cinq actes avec son ballet telle que créée à Paris le 11 mars 1867.


Chaque production lyrique de Don Carlos est une fête. Qui plus est, un Don Carlos complet, en cinq actes avec son ballet, en version française a de quoi réjouir les amateurs d'opéra parmi les plus exigeants. Ces si beaux airs, son étincelante musique, et cette histoire tragique de la frustration d'un roi qui n'est pas aimé de sa femme, du fils de ce roi qui se meurt d'amour pour celle qu'il fiançât avant que son père s'empare de cette promise et cette femme qui, devenue reine, est contrainte de vivre avec ce roi qu'elle n'aime pas. Don Carlos n'est pas un conte de fée, bien au contraire mais, dans l'esprit des productions genevoises comme Les Huguenots de Meyerbeer en février 2020 et de La Juive de Halévy en septembre 2022, la version originale de Don Carlos est un Grand Opéra avec ce que cela comporte de spectacle d'envergure. Malheureusement, la transposition peu convaincante que propose la metteur en scène de la cour d'Espagne de 1550 vers l'époque stalinienne de l'Allemagne de l'Est, et l'irrespect de l'oeuvre verdienne n'enthousiasme pas. Son spectacle est terne, les décors granitiques sont tristes, les éclairages sont plats, et les costumes sans éclats. Tout cela manque de grandeur. De plus, parasite son spectacle en appuyant lourdement sur des faits dont Verdi ne fait pas état dans son opéra. Don Carlos raconte suffisamment de choses sans qu'il soit nécessaire d'en montrer plus qu'il n'en est écrit dans le livret. Quand bien même, historiquement, du mariage d'Elisabeth de Valois et de Philippe II sont nées deux filles (Elisabeth Claire Eugénie en 1565 et un an plus tard, Catherine Michelle), Verdi n'en parle pas. Que viennent donc faire ces scènes avec une Elisabeth de Valois enceinte, laissant supposer au spectateur pas assez attentif que c'est la soprano qui attend un enfant ? Et l'amitié sacrificielle de Rodrigue, marquis de Posa, envers l'infant d'Espagne, pourquoi en faire un signe d'homosexualité ? Cela n'a pas sa place dans l'opéra de Verdi, même si, historiquement encore, on a parfois avancé cette supposition. Est-il nécessaire que la princesse Eboli s'arrache un œil, avec son lot d'hémoglobine, alors qu'il est de notoriété historique qu'elle était borgne ?

Pour appuyer son propos quant aux jeux de pouvoir, fil rouge de cette saison d'opéra à Genève, s'empare du roi Philippe II pour le caractériser en un personnage brutal, despotique, sans humanité aucune, auquel rien ni personne ne doit résister sous peine de se voir pendu haut et court. Et c'est d'ailleurs avec l'image d'un pendu que s'ouvre la scène de la forêt de Fontainebleau où Elisabeth de Valois et l'infant Don Carlos se rencontrent et scellent leur amour. On sait l'opéra souvent empreint d'incongruités mais, on peut douter qu'une jeune femme soit sensible au discours amoureux si, au-dessus d'elle se dandine un pendu à une branche d'arbre ! Durant toute la soirée, moult scènes sont alimentées de ces corps pendus aux cintres. Un bal des pendus ! Dans la célèbre scène de l'autotafé (ici d'une imagerie misérabiliste), la corde remplace le feu. On profitera de ces instants pour pendre un individu qu'on élèvera au plafond pour rejoindre les six ou sept autres pendus. Une scène qu'on suit avec un intérêt presque malsain occultant tout ce qui se passe sur scène en admirant (!) le pauvre homme, gigotant pendant quelques minutes avant de s'immobiliser dans un inévitable et lent tournoiement de la corde. Puis ce sera au tour des députés flamands d'être pendus. Et pour couronner le tout, Elisabeth et Don Carlos, la main dans la main, mourront pendus à leur tour.


Si scéniquement, ce Don Carlos nous laisse sur notre faim, vocalement, le plateau est plutôt réjouissant. D'emblée on est frappé par la qualité de la diction française de chaque chanteur. Du plus modeste rôle aux principaux protagonistes. C'est pur bonheur d'entendre ce chant français ainsi porté. Même si elle n'a pas recueilli tous les suffrages du public au moment des saluts, à notre avis, la soprano américaine Rachel Willis Sørensen, (Élisabeth de Valois) s'inscrit parmi les grandes interprètes du rôle. Un parfait dosage de force et de sensibilité artistique. Dès son «Oui !» déchirant d'acceptation d'épouser Philippe II en renonçant à Don Carlos jusqu'à son grand air final devant le tombeau de Charles Quint «Toi qui sus le néant des grandeurs de ce monde» et son duo avec Don Carlos «Au revoir dans un monde où la vie est meilleure», c'est un enchantement vocal continu. A ses côtés, (Don Carlos) est un infant d'Espagne immensément crédible. Respirant la jeunesse, ne se ménageant aucunement, il est un Don Carlos digne de la lignée des Neil Shicoff ou José Carreras qui ont tenus ce rôle sur la scène genevoise. Avec (Rodrigue, Marquis di Posa), le chant français sort vainqueur. Quelle diction, quel phrasé, quelle poésie dans son chant ! Tout juste si nous aurions aimé qu'il soit vocalement quelque peu plus rude. Reste que le grand artiste qu'il est se révèle admirable dans son air «C'est moi, Carlos !» et jusqu'au dernier souffle de son «Carlos écoute… Ta mère». Quant à Eve-Maud Hubeaux (La princesse Eboli) son interprétation plus vériste que belcantiste de son «Ô don fatal» séduit par son aspect spectaculaire. Excellente comédienne, elle possède une voix extrêmement souple et colorée, capable de toutes les expressions d'un texte. Nous l'avons vu plus haut, la caractérisation du personnage de Philippe II nous a semblé excessivement âpre et abrupt alors qu'il nous semble au contraire que ce roi reste profondément humain, bousculé entre le pouvoir qu'il exerce, celui qu'il subit de la part de l'Église et l'impossible amour de sa femme. (Philippe II) nous est apparu moins convaincant que lors ses précédentes apparitions au Grand Théâtre de Genève. Alors que le fameux air du début du quatrième acte «Elle ne me n'aime pas ! Non ! son coeur m'est fermé» voit généralement Philippe II seul à son bureau, la présence scénique de la princesse Eboli dans ce moment intimiste est peut-être le grain de sable empêchant la basse russe de donner le fond de son art à cette cantilène. Un tant soi peu décevant (Le Grand Inquisiteur) qui, s'il possède l'étendue vocale nécessaire au rôle semble avoir la voix encore trop verte pour crédibiliser ce terrifiant personnage. Au passage, la scène où Philippe II, dans un accès de colère, renverse le Grand Inquisiteur de sa chaise roulante nous apparait d'une rare inadéquation quant au respect des hiérarchies qui régissent ces personnes dans le contexte historique. A noter encore qu'en dépit de ses courtes interventions, la voix de (Le Comte de Lerme) éclate avec bonheur. A quand un rôle plus important ?

De plus en plus théâtral, le signe une très bonne prestation même si, par-ci par-là, on entend quelques décalage d'avec la fosse. L' apparait un peu terne, à l'image des décors et des éclairages de la scène. Certes, la version française de Don Carlos n'a pas le brillant orchestral que Verdi a réécrit pour la version dite de Milan cependant, dès le début de la soirée, la baguette du manque d'allant. Une sorte d'apathie qui s'envole cependant dès le milieu du troisième acte.

En résumé, un spectacle d'honnête facture applaudit sans excès.On peut regretter qu'une œuvre aussi emblématique du répertoire lyrique comme Don Carlos soit traitée avec si peu d'éclat.

Crédit photographique : GTG © Magali Dougados

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