Strasbourg : l’Otello minimaliste de Ted Huffman
Après presque cinquante ans d'absence, Otello de Verdi revient à l'Opéra national du Rhin. Seules la direction puissante de Speranza Scappucci et l'incarnation habitée d'Adriana González en Desdemona y apportent le dramatisme que refusent la mise en scène paresseuse de Ted Huffman et une distribution plus préoccupée de vocalité que de théâtre.
Tout récemment nommé à la tête du Festival d'Aix-en-Provence, le metteur en scène Ted Huffman possède un style désormais bien connu. Le décor unique, qu'il a ici lui-même réalisé, est d'un dépouillement extrême, un simple espace de jeu composé de parois nues, d'un sol de laiton, de trois larges portes pour les entrées et sorties et de rares éléments d'une totale trivialité : tables, chaises, quelques caisses aux deux premiers actes puis une salle de banquet aux tables garnies pour les deux derniers. Une allusion au dénuement scénographique du théâtre élisabéthain selon les intentions de mise en scène. Les costumes banals et sans âge d'Astrid Klein (a priori les années cinquante du siècle dernier), les éclairages peu changeants de Bertrand Couderc visent de même à ne pas mobiliser l'attention. Car l'essentiel du travail de Ted Huffman se concentre habituellement sur une direction d'acteurs au cordeau, travaillant les attitudes, la gestuelle, les mimiques, les interactions. Ce style l'a conduit à d'indéniables réussites (comme Le Couronnement de Poppée à Aix en 2022, Le Triomphe du Temps et de la désillusion à Montpellier) mais aussi à d'authentiques ratés (Le Songe d'une Nuit d'Été de Britten à Montpellier ou Les Oiseaux de Braunfels à Strasbourg déjà).
Pour cet Otello strasbourgeois, Ted Huffman s'est heurté à quelques difficultés. Tout d'abord, l'interprète du rôle-titre initialement pressenti, l'Afro-américain Issachah Savage, habitué du rôle, a dû annuler et être remplacé par le Géorgien Mikheil Sheshaberidze. Un changement de distribution qui n'a pas permis à Ted Huffman d'aborder, comme il en avait l'intention, le problème du racisme latent dont souffre Otello, comme il s'en explique longuement dans le programme de salle. Peut-être aussi le metteur en scène n'a-t-il pas eu ou pris le temps nécessaire pour approfondir le jeu des chanteurs ou n'a-t-il pas rencontré chez eux la réactivité qu'il souhaitait. Quoi qu'il en soit, le résultat n'est pas à la hauteur des attentes. Presque tout sonne faux et non naturel dans cette succession de poses stéréotypées, de gestes répétitifs (je m'assois sur une chaise puis je me relève pour m'asseoir sur une autre), de duos d'amour « à distance ». Même les combats réglés par Pim Veulings paraissent artificiels. L'ennui gagne et le piteux coup de revolver par lequel Otello assassine Desdemona (au lieu de l'étrangler classiquement) ne suffit pas à vaincre la torpeur.

L'inadéquation des chanteurs aux désirs de Ted Huffman est particulièrement patente pour le rôle d'Otello. Mikheil Sheshaberidze possède de solides moyens dont un aigu héroïque et claironnant mais l'émission trop uniforme, en permanence entre forte et fortissimo, manque singulièrement de subtilité. Surtout l'acteur apparaît plutôt pataud en scène, plus concentré sur la réussite vocale (le rôle est d'une extrême difficulté) qu'attaché à faire exister son personnage. Tout aussi peu stimulée par les indications scéniques du metteur en scène, Adriana González réussit cependant à donner vie à sa Desdemona par la seule grâce vocale. Ductilité, subtilité, variété d'intonation, puissance transperçant les ensembles ou sublimes aigus liquides et adamantins, impeccable gestion du souffle (un « Ave Maria » de pure introspection) la conduisent à la réussite et au succès public.
Le Iago de Daniel Miroslaw est le plus convaincant scéniquement. Comme nous l'avions déjà noté dans Tosca à Nancy, son physique longiligne et de réels dons d'acteur contribuent à donner corps et présence à son caractère. Le timbre est idéalement noir et son « Credo » venant en début de soirée est parfaitement engagé, terrifiant et maléfique. Mais annoncé souffrant en début de spectacle, il ne peut masquer ensuite quelques difficultés vocales dont une émission un peu nasale et engorgée et une difficulté à alléger sans que le timbre s'éraille dans l'aigu, notablement sensible dans le «Rêve de Cassio ». Tandis que Joel Prieto réussit un fort beau Cassio, séduisant en scène et très lyrique de voix, Jasurbek Khaydarov fait valoir un bronze solide dans sa courte apparition en Lodovico. Les seconds rôles sont comme toujours distribués avec bonheur et réussite à des artistes issus de l'Opéra Studio de l'OnR : Brigitta Listra en Emilia toute de compassion, Massimo Frigato en Roderigo combatif, Thomas Chenhall en Montano et Young-Min Suk en Héraut. Associant le chœur maison de l'Opéra national du Rhin à celui de l'Opéra national de Nancy-Lorraine, les nombreuses interventions chorales sont impeccables de puissance, de vitalité et d'homogénéité.

Le dramatisme absent du plateau, c'est dans la fosse qu'il faut le trouver. À la tête d'un Orchestre philharmonique de Strasbourg attentif et réactif, la direction lisible, précise et énergique de Speranza Scappucci s'avère une vraie plus-value. Soucieuse des chanteurs et de la cohésion, toujours juste dans le choix des tempos, elle donne toute l'ampleur requise aux scènes de foule et varie avec bonheur dynamique et couleurs. Et si l'atmosphère nocturne du duo d'amour au premier acte est encore imparfaite, la réussite de la grande scène de Desdemona au début de l'acte IV est cette fois totale. Remarquable aussi est sa capacité à émailler le discours de courts silences, donnant ainsi aux échanges dialogués beaucoup de lisibilité et de naturel. C'est dans ce même but qu'elle opte, en bonne élève de Riccardo Muti, pour le final du troisième acte dans la version parisienne de 1894 révisée par Verdi, où l'entrelacs des voix du grand concertato sonne plus clair et plus intelligible.
Crédits photographiques: Adriana González (Desdemona), Mikheil Sheshaberidze (Otello), Daniel Miroslaw (Iago) © Klara Beck
Modifié le 4/11/2025 à 16H14











